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Les guignols : Putain, ça rapporte !

Chaque année, l’émission satirique fait rentrer plus de 150 millions de francs dans les caisses de Canal +

Avec un budget annuel de 45 millions de francs, ce faux journal de 7 minutes est une des productions les plus chères de la télévision française. Mais c’est aussi une des plus rentables.

Elles sont toutes là, soigneusement rangées dans des boîtes en carton, marquées, au feutre noir, du nom de leurs illustres modèles : la marionnette de Chirac avec son long nez, celle de Jospin, aux joues rebondies, PPD et ses oreilles décollées, mais aussi Bill Clinton, Arielle Dombasle, Jean-Paul II… Dans cet atelier du quinzième arrondissement de Paris, les 259 poupées en latex des Guignols de l’info, l’émission satirique de Canal +, occupent tout le mur du fond. Il est 16H30, le direct n’a lieu que dans deux heures et demi, mais, ici, c’est l’effervescence. Au milieu de 2 000 costumes, quatre maquilleuses habillent en hâte les vingt marionnettes qui passeront ce soir à l’antenne. Dans trois quarts d’heure, les répétitions vont commencer à 500 mètres de là, au siège de la chaîne cryptée. Yves Lecoq et Daniel Herzog, les deux imitateurs, ainsi que toute l’équipe technique sont déjà en place.

Trois scénaristes, vingt-deux manipulateurs, deux accessoiristes, dix réalisateurs, deux documentalistes…, ils sont une centaine, au total, à collaborer à cette émission, unique en France. Avec un budget annuel de 45 millions de francs, ce spectacle de marionnettes est une des fictions les plus chères de la télévision : 32 000 francs la minute, quatre fois plus que pour n’importe quel feuilleton télé. Mais c’est aussi une des plus rentables. Entre le sponsoring (5 millions de francs par an), les cassettes vidéos (jusqu’à 11 millions) et, bien sûr, la pub, les Guignols rapportent chaque année plus de 150 millions de francs par an à Canal.
Sans parler des retombées en termes d’image et de notoriété. Grâce au Journal de PPD, la chaîne cryptée possède désormais une influence considérable. Homme politique, chef d’entreprise, star du showbiz…, dès qu’une personnalité passe sous les feux de l’actualité, l’émission satirique s’en empare et la rend sympathique. Ou détestable, c’est selon. Ne dit-on pas que Jacques Chirac devrait sa victoire aux élections présidentielles de 1995 à son double en latex, célèbre pour ses «Putain, deux ans» et autre «Couille molle» ? (c’est la thèse défendue par deux journalistes, Yves Derai et Laurent Guez, dans leur livre, «Le pouvoir des Guignols»).
Mais, à la direction de la chaîne, on se défend de faire de la politique. On préfère parler chiffres. Ils sont impressionnants : l’émission est regardée tous les soirs par 3 millions de spectateurs. Parmi eux, une majorité d’étudiants et de cadres de moins de 35 ans, très appréciés des annonceurs. Du coup, ces derniers se ruent sur les écrans de pub qui précédent les Guignols. A cette heure, le tarif est à son maximum: 100 000 francs les 30 secondes. Contre 195 000 francs, sur TF1, juste avant «le 20 heures» du vrai PPDA, qui réalise, pourtant, 3 fois plus d’audience.
«Ce n’était pas le but du jeu mais les Guignols sont une superbe réussite commerciale», confirme, tout sourire, Alain De Greef, directeur des programmes et numéro 2 de la chaîne. Dans son vaste bureau, deux télés et une collection de pin-ups, mais pas de marionnette. Pourtant, le père de l’émission, c’est bien lui. Tout a commencé début 1988, lorsque les Nuls veulent arrêter leur journal du soir. Pour les remplacer, De Greef, qui rêve depuis longtemps d’une émission satirique, tente d’abord de racheter les droits de Spitting Image, une production britannique célèbre pour ses marionnettes d’hommes politiques. «Comme c’était impossible, j’ai décidé de monter ma propre émission», explique-t-il.
Un appel d’offres est lancé. Parmi ceux qui relèvent le défi, Alain Duverne. Avec sa moustache et son catogan, ce marionnettiste semble sortir tout droit d’un album d’Astérix. A l’époque, il venait de quitter Stéphane Collaro et son Bébête Show, dont il fabriquait les personnages. «La première fois que j’ai rencont‚ré De Greef, je me suis dit qu’il était fou tant son projet semblait démesuré, se souvient-il. Mais lorsqu’il m’a filé un chèque de 400 000 francs, j’ai compris qu’il était sérieux.» Deux autres équipes planchent sur le projet. Finalement, Duverne se voit attribuer la réalisation des marionnettes, tandis que les voix sont confiées à Yves Lecoq, alors quasiment inconnu, et les textes aux scénaristes des Nuls.
La première a lieu le 29 août 1988, mais il faut attendre deux ans pour que l’émission trouve ses marques. En 1990, de nouveaux auteurs, Benoît Delépine, Jean-Marie Gourio et François Rollin – ces deux derniers remplacés, un an plus tard, par Bruno Gaccio et Jean-François Halin – prennent en charge l’écriture des scénarios. Les sketch deviennent délirants. Ainsi, après avoir entendu sa grand-mère crier «Le Monsieur te demande…» à son mari, un peu dur de la feuille, Bruno Gaccio reprit cette expression pour le couple Chirac-Giscard. Succès immédiat.
Un nouveau rythme, inchangé depuis, est également donné à l’émission. En sept minutes, se succèdent 4 à 6 brèves, un invité du jourk et un sketch enregistré. A elle seule, cette dernière séquence absorbe 70% du budget total. Décors sophistiqués, effets spéciaux…, ses réalisateurs bénéficient de moyens dignes d’un long métrage. Résultat : des petits chefs-d’œuvre, comme cette parodie du film «Pulp fiction», où l’on voyait un Chirac-Travolta abattre Sarkozy et Léotard…
Toutes les autres séquences de l’émission sont conçues chaque jour, en moins de 10 heures, grâce à une organisation parfaitement rodée. Vers 9 heures du matin, deux des trois auteurs, Alexandre Charlot, 27 ans ans, un ancien technicien de France 3 Picardie et Franck Magnier, 30 ans, un ex-publicitaire, arrivent dans leur bureau de 20 mètres carrés, situé au deuxième étage de Canal + et se plongent dans l’actualité. A leur disposition, la presse du jour, une radio, une télé, un canapé et trois Macintosh. A 10 heures, Bruno Gaccio, 38 ans, les rejoint. C’est lui le vétéran et le mieux payé (70 000 francs par mois, hors droits d’auteur) du trio. A 13 heures, Yves Le Rolland, 41 ans, directeur artistique, retrouve les trois lascars. «Je suis la première personne à qui ils lisent leurs textes, révèle ce diplômé de l’ESC Nantes et ancien animateur radio. Ce sont des révoltés. Si un événement politique ou économique les choque, ils n’hésitent pas à frapper fort.» Par exemple, en février dernier, apprenant que le groupe IBM, malgré des bénéfices records, allait procéder à de nouveaux licenciements, Charlot, Gaccio et Magnier ont écrit un sketch assassin sur le constructeur informatique≤. Les responsables d’IBM France, qui depuis dix semaines, sponsorisaient la Semaine des Guignols, diffusée le dimanche à 13H30, n’ont pas apprécié la plaisanterie. Ils n’ont pas renouvelé l’opération, qui leur avait coûté près d’un million de francs.
A 15 heures, les grandes lignes du journal de PPD sont arrêtées. La préparation des marionnettes peut commencer. «Nous possédons 209 personnages et 50 animaux en stock», énumère Patrick Becker, directeur de production et responsable de l’atelier. En fonction de l’actualité, de nouvelles marionnettes sont régulièrement commandées à Alain Duverne. Prix unitaire : 43 000 francs. Début mai, la poupée de Jean-Marie Messier, président de la Générale des Eaux, l’actionnaire principal de Canal +, attendait ainsi d’entrer en scène. Les marionnettes les plus utilisées (PPD, Chirac, Jospin…) s’usent vite. Un retirage (coût : 8 000 francs) est réalisé tous les ans à partir du moule original. Quelques personnages, au contraire, ne font qu’une brève apparition à l’écran. «Parfois, je rate une caricature, reconnaît Alain Duverne. Certains visages, comme celui de Dominique Strauss-Kahn, sont très difficiles à croquer.» Mais rien ne se perd : affublés d’un postiche, ces «ratés» servent de figurants. La poupée de Sophie Marceau, par exemple, a récemment joué une stagiaire de la Maison Blanche…
17 heures. Les répétitions commencent. Enfermés dans un local de 10 mètres carrés placés sous les gradins du studio, les imitateurs découvrent les dialogues. Sur le plateau, derrière le bureau de PPD, les manipulateurs (2 par marionnette : un pour les mains et un pour la tête) s’entraînent, devant les caméras. Pour les aider, six écrans de contrôle disposés à leurs pieds. A 19H58, le générique est lancé. Entièrement réalisé en images de synthèse, il a coûté 400 000 francs.
«Tout cela est très cher, mais ce n’est pas l’argent qui nous manque», calcule Alain De Greef. Chaque soir, le journal de PPD est précédé de 3 minutes 30 de publicité, auxquelles il faut ajouter 3 écrans de pub pendant la Semaine des Guignols, le dimanche. Recettes annuelles : environs 140 millions de francs. Auxquels il faut ajouter le sponsoring de l’émission dominicale.
Autres recettes : la vente des cassettes-vidéos. Chaque année, Canal + Vidéo édite deux enregistrements qui reprennent les meilleurs extraits des Guignols. En sept ans,il s’est vendu, au total, 850 000 vidéos. Le record ? «En 1995, le coffret “J’ai niqué couille molle”, qui retraçait les élections présidentielles, a dépassé les 150 000 exemplaires», révèle Renée Vincent, directrice de Canal + Vidéo. Gains pour la chaîne de télévision, cette année là : plus de 11 millions de francs. Sur cette somme, 40% ont été reversés aux imitateurs, aux manipulateurs, aux auteurs et aux créateurs des marionnettes. «Je peux dire que les élections présidentielles m’ont fait gagner 700 000 francs», plaisante Alain Duverne.
A ce jour, une seule déception : Elimca, la filiale créée en février 1997 par Canal + et Alain Duverne, pour exporter le concept des Guignols. «Nous n’avons qu’un seul client pour l’instant : Canal + Espagne, qui nous a déjà commandé 50 marionnettes, reconnaît Franck Arguillere, le responsable d’Elimca. Mais c’est normal : l’émission que nous vendons revient trop cher». La preuve ? Pour pouvoir boucler son budget, Canal + Espagne paient ses poupées à crédit : les règlements sont étalés sur 24 mois. «Putain, deux ans !»

Jacques Henno

Article paru dans le mensuel Capital de juin 1998 (n° 81)