Fedex, le coursier qui livre plus vite que son ombre

Une flotte de 610 avions, une informatique monstrueuse… Grâce à son organisation d’enfer, la firme américaine est devenue le premier transporteur de la planète. Et un des plus rentables.

Minuit, aéroport de Memphis, au coeur des Etats-Unis. Toutes portes ouvertes, 143 avions-cargos arborant les couleurs de Federal Express sont alignés sur le tarmac, éclairés comme en plein jour. Dans un bruit d’enfer, une noria de chariots élévateurs déchargent ces appareils, venus de Chicago, Paris, Mexico ou Tokyo, avec dans leurs soutes 1,9 million de lettres et de colis pour Boston, Moscou, Pékin, Pretoria… Dans moins de deux heures, toutes ces marchandises auront été regroupées par destinations et rembarquées à bord d’un Boeing en partance pour San Francisco, Londres ou Rio. A l’intérieur de quatre gigantesques hangars, 5 000 manutentionnaires, dans une chaleur étouffante, sont affectés au tri, partiellement automatisé : les colis sont orientés vers le bon avion par 150 kilomètres de tapis roulant. A la fin des opérations, il y aura moins de 300 paquets égarés, se vante la direction. Soit un taux d’erreur dérisoire (0,02%).
Ce miracle se répète quotidiennement à Memphis et dans les douze autres «hubs» (plates-formes de tri) de FedEx, édifiés à New York, Subic Bay (une ancienne base militaire américaine aux Philippines), Roissy ou Tokyo… Chaque jour, la firme américaine transporte à travers le monde plus de 3 millions d’objets, de la portière de BMW aux ordinateurs Dell en passant par le linge sale de quelques riches businessmen. Elle possède 610 avions (trois fois plus qu’Air France), qui relient 211 pays. Avec un chiffre d’affaires annuel de 79,8 milliards de francs et un bénéfice net de 2,5 milliards, le coursier de Memphis est devenu le leader du transport rapide par avion. Une activité, encore balbutiante il y a quelques années, qui bénéficie désormais à plein de la mondialisation de l’économie et de l’explosion des échanges.
«La part du fret aérien dans le commerce international devrait passer de 5% en 1995 à 40% en 2015, prédit Jeff Kauffman, analyste chez Merril Lynch, une banque d’affaires new-yorkaise. Et FedEx est à mon avis l’un des transporteurs les mieux placés pour profiter de ce boom.» Comparé à ses deux principaux concurrents, l’américain UPS (environ 72 milliards de francs de chiffre d’affaires dans le transport aérien) et DHL, une filiale de Lufthansa et de Japan Air Lines (27 milliards de francs), il dispose en effet de la meilleure couverture internationale et ses tarifs sont souvent plus avantageux.
«C’est pour cela que nous l’avons choisi», confirme Enzo Basso, directeur de la logistique de Louis Vuitton. Le malletier français possède aux Etats-Unis 60 boutiques, réapprovisionnées directement depuis Paris. Toutes les semaines, un camion se rend au centre logistique de Vuitton, à Cergy-Pontoise. Il le quitte vers 15 heures, chargé de 300 colis, pour se rendre directement au «hub» de Roissy. La précieuse cargaison s’envole alors pour Memphis, d’où elle repart pour se retrouver en rayon, le lendemain matin (heure locale), à Boston, Miami ou Los Angeles. Luxe suprême : à tout moment, les responsables de Vuitton peuvent localiser leurs envois. Il leur suffit d’appeler une opératrice FedEx et de lui communiquer leur numéro d’expédition. «Vos paquets sont en cours de dédouanement à Memphis», leur précise-t-on aussitôt. C’est ce que l’on appelle le «tracking» (traçabilité), un service que la firme de Memphis a été la première à proposer. Dès qu’un colis passe entre les mains d’un manutentionnaire, le code-barres qu’il porte est scanné et ses coordonnées sont immédiatement transmises aux ordinateurs de Memphis. En moyenne, chaque paquet est ainsi identifié 11 fois, ce qui permet de le suivre pratiquement heure par heure.
Pourtant, cette superbe organisation a bien failli ne jamais voir le jour. En 1965, un certain Frederick (Fred) Smith, 21 ans, étudiant à l’université Yale, rédige un mémoire sur la création d’une entreprise de messagerie spécialisée dans les pièces détachées d’ordinateurs. Verdict de ses profs : «Aucun intérêt.» Mais Fred Smith persiste. Début 1971, à son retour de la guerre du Vietnam, il crée Federal Express. Les opérations démarrent en mars 1973 sur l’aéroport de Memphis avec 33 Falcon, les jets d’affaires de Dassault, qui relient douze villes des Etats-Unis. Les débuts sont difficiles. Pendant deux ans, FedEx va perdre 1 million de dollars par mois. «Certains pilotes devaient payer eux-mêmes le fuel des avions», se souvient James Perkins, un des premiers employés, devenu patron des ressources humaines.
Mais, peu à peu, les clients affluent, séduits par la qualité du service. A partir de 1978, pour faire face à la demande, les Falcon sont remplacés par des Boeing. En 1983, dix ans seulement après sa création, l’entreprise dépasse le milliard de dollars de chiffre d’affaires. C’est la première fois qu’une firme américaine grandit aussi vite.
Le maillage des USA terminé, priorité est donnée, en 1984, à l’international. La greffe prend en Asie, mais, malheureusement, pas en Europe. Les clients ne voient pas l’intérêt de payer une fortune pour faire acheminer un pli en 24 heures au sein de l’Allemagne. «Contrairement au Post Office américain, la plupart des postes européennes fonctionnent bien», concède l’actuel directeur général, David Bronczek, un grand gaillard blond qui sait de quoi il parle. Nommé en mars 1993 directeur pour l’Europe, il y a fermé la plupart des bureaux : ils perdaient jusqu’à 400 millions de dollars par an. Une véritable hémorragie.
Aujourd’hui, FedEx, qui emploie 140 000 salariés, s’est recentré sur ses activités les plus rentables. «Nous sommes présents dans tous les Etats-Unis, mais, à l’étranger, nous n’assurons que des liaisons internationales, explique Theodore Weise, qui occupe le poste de P-DG laissé vacant par Fred Smith, parti au début de cette année diriger FDX, la holding du groupe. Les villes que nous relions représentent, au total, 90% du PNB mondial.»
Pour desservir toutes ces destinations, 450 vols quotidiens sont nécessaires. Tous sont gérés depuis le «Global operations control», le centre de commandement de Memphis. Dans ce bunker, 70 techniciens surveillent, sur un écran géant, le déplacement des avions FedEx à l’intérieur des Etats-Unis, et, sur un gigantesque tableau aimanté, le bon déroulement des vols internationaux, symbolisés par des «magnets» de couleur. Cette équipe a pour mission d’éviter tout retard dans la livraison des colis. Le moindre pépin a été prévu. En cas d’incidents mécaniques, 17 appareils, capables de décoller dans la demi-heure, sont en stand-by, un peu partout dans le monde, tandis que six «avions balais» sont déjà en l’air, vides et prêts à se dérouter pour embarquer une cargaison en souffrance.
Même obsession des délais pour les opérations au sol. Dans tous les centres de tri, des écrans rappellent aux manutentionnaires le nombre de minutes restant avant le décollage. Stressant. Mais l’entreprise sait manier la carotte. Les salariés les plus zélés se voient décerner un «bravo zulus», expression qui, dans l’armée américaine, signifie «bon travail». 100 000 de ces récompenses sont distribuées chaque année, sous forme de billets de théâtre ou de primes de 100 dollars. Parmi les bénéficiaires, Reynold Feliciano, chauffeur à Puerto Rico (Caraïbes). Sa camionnette étant tombée en rade, il a appelé un de ses amis, propriétaire d’une dépanneuse. Ainsi remorqué, il a livré tous ses colis à l’heure.
Si ce sont les hommes et les avions qui assurent la bonne marche de l’entreprise, c’est l’informatique qui lui fait gagner de l’argent. Avec 55 millions de transactions électroniques traitées par jour, FedEx dispose d’un des systèmes les plus puissants au monde, juste derrière Swift, celui qui est utilisé pour les virements interbancaires. «Nous employons 4 500 informaticiens et investissons chaque année 8,4 milliards de francs en technologie de l’information, révèle Chris Hjelm, le directeur informatique. Ces dépenses n’ont qu’un seul but : dégager des gains de productivité.»
Les ordinateurs sont présents tout au long de la chaîne de transport. 100 000 PC ont été mis en place chez les clients réguliers pour leur permettre de remplir eux-mêmes les bordereaux d’expédition, ce qui représente autant de travail en moins pour FedEx. Grâce à ce système, 60% des commandes se font par voie électronique. Les 40% restants sont traités par des standardistes, assistées par l’informatique. L’ordinateur vérifie le numéro de téléphone du correspondant et, s’il s’agit d’un ancien client, fournit aussitôt ses coordonnées. Le but est de limiter l’appel à moins de 129 secondes. «Si, sur l’année, nous parvenions à diminuer la durée moyenne d’une seule seconde, nous gagnerions 500 000 dollars de plus», calcule James Petrie, le responsable des relations clientèle pour le Sud des Etats-Unis.
Une fois les colis pris en charge par FedEx, ils sont suivis et parfois même triés par les ordinateurs. Depuis septembre dernier, toutes les lettres qui transitent par Memphis sont traitées par une immense machine, installée dans un immeuble climatisé de trois étages. Ce centre ultramoderne est capable de trier 325 000 plis à l’heure. Au passage, chaque lettre est pesée, ce qui permet à l’ordinateur de vérifier le poids indiqué par l’expéditeur. Les surcharges (fréquentes) sont immédiatement refacturées. Cela devrait permettre d’amortir en moins de cinq ans cette installation, qui a coûté 1 milliard de francs.
Mais l’entreprise ne compte pas en rester là. Forte de sa maîtrise de l’informatique, elle entend bien profiter du boom du commerce électronique. Elle propose déjà à ses clients un nouveau service, baptisé «Virtual Order» et qui utilise toutes les possibilités d’Internet, depuis la conception du catalogue en ligne jusqu’à la livraison en passant par la facturation. «Des millions d’Américains et d’Européens vont bientôt acheter leurs équipements, du PC aux meubles, sur Internet. Il faudra bien que quelqu’un livre toutes ces commandes, rêve Theodore Weise, le P-DG de FedEx. Vous rendez-vous compte du marché que cela représente pour nous ?» Le «hub» de Memphis n’est pas près de s’arrêter

De notre envoyé spécial à Memphis, Jacques Henno

Article parus dans le mensuel Capital en septembre 1998

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