La chute de la maison Drexel

En un an, la banque new-yorkaise Drexel Burnham Lambert a accumulé les procès et les amendes. Ses employés et ses actionnaires n’ont plus confiance.


Drexel Burnham Lambert a été frappée par la peste le 21 décembre 1988. Ce jour-là, la banque new-yorkaise a accepté de payer une amende de l’équivalent de 1,8 milliard de francs à la justice américaine et de restituer 2,1 milliards de francs à ses clients. Depuis, MM. Albert Frère et Gérard Eskenazi, les deux dirigeants du groupe belge Bruxelles Lambert, se demandent si leur investissement dans Drexel était une bonne idée. Jusqu’à cette date, ils avaient été ravis de posséder une participation — indirecte de 25 % – dans cette banque d’affaires, spécialisée dans les émissions de junk bonds
, ces fameuses «obligations pourries» utilisées aux Etats-Unis pour financer les opérations de LBO. En 1986, année record, Drexel avait gagné 7,1 milliards de francs (bénéfice avant impôt). Certes, l’exercice 1987 fut nettement moins bon, avec 2,4 milliards de francs seulement de résultat brut, mais la banque avait des excuses. Cette année-la, elle avait versé un salaire de 2,9 milliards de francs à son collaborateur fétiche, Michael Milken, qui était précisément l’inventeur des junk bonds.
Drexel était dans le collimateur de Gary Lynch, directeur à la SEC (Securities and Exchange Commission, l’équivalent de la Cob française), et de Rudolph Giuliani, le procureur de Manhattan, depuis l’inculpation en 1986 d’lvan Boesky, homme d’affaires new-yorkais. Accuse de délit d’initié, celui-ci avait décidé de collaborer avec la justice. En échange d’une réduction de peine, il avait« donné » les noms de plusieurs complices, dont Michael Milken et d’autres responsables de Drexel.
Pendant deux ans, la firme allait dépenser des sommes énormes à se défendre devant la justice par avocats interposés et à clamer son innocence dans les journaux à coups d’opérations de relations publiques. Rien n’y fit. Rudolph Giuliani avait la dent dure. Menacés par la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organization Act) qui permet de saisir les biens des inculpés, les responsables de Drexel avaient préféré plaider coupable et payer l’amende la plus élevée de l’histoire des Etats-Unis. Les ennuis ne faisaient que commencer.
L’année 1988 se solda par une perte nette d’un milliard de francs, liée a ce paiement et a la provision ouverte pour dédommager les clients.
Prévoyant un exercice 1989 difficile, Frederick H. Joseph, directeur général de Drexel, entreprit de trouver de l’argent frais en vendant ses activités de courtage grand public. Il ne trouva preneur que pour la moitié d’entre elles. En juillet, la banque était de nouveau compromise dans un scandale boursier, cette fois en Espagne. Le bureau de Madrid était accusé d’avoir utilisé plusieurs prête-noms.
Les junk bonds représentaient aux Etats-Unis un encours de l’équivalent de 1 200 milliards de francs. Ils stagnent à ce niveau depuis juillet dernier.
Leur progression, qui avait été fulgurante entre 1985 et 1988, s’est fortement ralentie depuis. Deux krachs boursiers sont survenus. Pendant quelques mois, ils ont rendu plus difficiles les appels au marché, quelle que soit leur nature. Mais surtout, une méfiance à long terme s’est instaurée vis-à-vis des «obligations pourries », victimes d’un mini série noire. Deux événements, survenus coup sur coup, ont fortement ébranlé le marché des junk bonds. A New York, le 15 janvier dernier, le conseil d’administration du groupe Campeau demandait à bénéficier de la protection du « chapitre 11 » (équivalent de la suspension des poursuites). La nouvelle était attendue depuis plusieurs jours. L’homme d’affaires canadien Robert Campeau avait acquis deux sociétés de distribution aux Etats-Unis, Allied Stores, en décembre 1986, et Federated Department Stores, en janvier 1988. Le tout pour 58 milliards de francs. L’opération, presque entièrement financée par des « obligations de pacotille », avait été mal montée. Entre autres bévues, les conseillers financiers de Robert Campeau avaient surestimé la valeur de revente des magasins.
Le 26 janvier, c’était au tour de RJR délais de donner des frayeurs aux investisseurs. Son rating (évaluation de la qualité de ses obligations) venait d’être abaissé. Motif : les analystes s’attendent à une baisse de ses bénéfices, ce qui remettrait en cause le refinancement de sa dette. La nouvelle entraîna une chute de 20 % des junk bonds de RJR.
En décembre 1988, le cabinet KKR avait lancé sur ce géant du tabac le plus audacieux LBO jamais réalisé aux Etats-Unis : 143 milliards de francs, dont 23 milliards en « obligations pourries ». Jusqu’à présent, Henry Kravis, le président de KKR, a respecté les délais que lui imposaient les banquiers pour le montage de ce LBO. Cela n’a pas été sans peine. Drexel était chef de file. L’opération a réussi à placer 23 milliards de francs d’« obligations de pacotille », mais l’émission s’est étendue de février à mai, et a reçu l’aide d’investisseurs japonais.
La communauté financière attend Kravis au prochain rendez-vous que lui ont fixe ses créanciers : RJR délais doit rembourser 29 milliards de francs au début de ce mois de février. Kravis s’est déclaré confiant, la vente de filiales de RJR ayant déjà rapporte aux Etats-Unis 30 milliards de francs.
En revanche, il n’a rien pu faire pour la Jim Walter Corporation, une entreprise de BTP que KKR avait achetée en août 1987 pour 14,5 milliards de francs. Le rééchelonnement de la dette de la Jim Walter Corps n’a pas été possible et ses dirigeants ont dû se mettre sous la protection du « chapitre 11 ». Les procès intentés par les anciens employés de la société ont fait plonger le cours des junk bonds levés par KKR.
Sur un marché déprimé par ces péripéties, Drexel Burnham Lambert doit faire face à une concurrence de plus en plus vive. La firme est toujours le premier émetteur de ce type de papier, mais sa part ne cesse de s’effriter. Elle était de 60 % à la fin de 1 985. Elle n’est plus que de 39 %.
Au temps de sa splendeur, Drexel employait 11 000 personnes. Les 5 300 employés qui lui restent n’ont pas le moral. Ils se sont débarrassés des titres Drexel qu’ils avaient reçus comme intéressement. La banque n’étant pas cotée en Bourse, elle était engagée à racheter ces actions.
En avril, Drexel a repris la participation (6 %) de Michael Milken. Saturée par ses propres actions, la firme new-yorkaise espérait pouvoir les revendre au groupe Bruxelles Lambert. Une proposition dans ce sens aurait été faite a MM. Albert Frère et Gérard Eskenazi. Ceux-ci ont refusé. Il y a un an, ils ont même diminué leurs participations : — Le groupe Bruxelles Lambert a ramené ses droits de vote dans notre société de 40 à 35 %, indique M. « Fred » Joseph. « Prudence », semblent dire MM. Frère et Eskenazi. Les ennuis de Drexel avec la justice ne sont peut-être pas terminés. Son nom vient de réapparaître dans deux affaires : la faillite d’une caisse d’épargne en Californie et la gestion suspecte d’une société pétrochimique de Dallas.
Jacques Henno
(article paru dans Valeurs Actuelles le 5 février 1990)