Tous les articles par Jacques Henno

Independent journalist, speaker, writer focused on ICT / Journaliste, auteur et conférencier, spécialiste des nouvelles technologies.

Voyage sur la planète IBM : chez les rebelles de San Jose, en Californie.

Article paru dans le mensuel Capital en juin 1993

A San Jose, au coeur de la Silicon Valley, une filiale d’IBM approvisonne le groupe en disques durs. Mi-1993, ses dirigeants s’essayaient aux nouvelles règles de gestion édictées par Big Blue : réduction massive des effectifs, autonomie financière, obligation de vendre les produits à d’autres constructeurs informatiques…

Du temps de sa splendeur, IBM faisait venir ses clients du monde entier pour leur montrer cette usine dernier cri. Installé au pied des collines de San Jose, à une heure et demie de voiture au sud de San Francisco, l’établissement possédait même plusieurs pavillons pour loger ses visiteurs. Aujourd’hui, ces maisons ont été revendues, l’usine emploie des salariés mexicains, des «Chicanos», moins chers, et IBM ne s’appelle plus IBM mais Adstar !
Depuis décembre 1991, cette entité regroupe toutes les activités de Big Blue touchant aux disques durs et autres lecteurs de disquettes, indispensables à la bonne marche d’un ordinateur central ou d’un PC. Une réorganisation voulue par John Akers, alors président du géant informatique. Les mauvaises langues affirmaient que c’était le prélude à la revente pure et simple de ce canard boiteux. Une rumeur à laquelle le nouveau chairman d’IBM, Louis Gerstner, n’a pas mis un terme, loin de là. Fin avril, il a filialisé Adstar en bonne et due forme et désigné un nouveau P-DG, Ed Zschau. Cet ancien «congressman» et «venture capitalist» possède un impressionnant carnet d’adresses, fort opportun pour une éventuelle mise aux enchères En tout cas, une telle perspective ne semble pas déplaire aux 15 000 salariés de la «boîte», répartis dans quinze usines. «Beaucoup de gens ici n’ont qu’une hâte, devenir une société totalement indépendante d’IBM», prévient Robert Scranton.
Cet homme de 40 ans dirige les laboratoires de recherche d’Adstar depuis un an et demi, après quatorze années passées chez IBM. Visiblement, il supporte de moins en moins bien les «blue suits»  les «costumes bleus», vieux surnom des IBMeurs qu’il a remis au goût du jour pour désigner les hommes de la direction centrale. Particulièrement visée, la façon «trop coûteuse» dont ces derniers gèrent les sureffectifs.
L’an dernier, pour supprimer 1 300 postes, Adstar a dû se plier à leurs contraintes. Seuls des départs volontaires étaient autorisés, accompagnés d’indemnités généreuses, comparées aux habitudes américaines : deux semaines de salaire par année d’ancienneté. Résultat, le premier exercice financier d’Adstar s’est soldé par une perte de 265 millions de dollars pour un chiffre d’affaires de 6,1 milliards de dollars.
Robert Scranton ne cache pas que ces restructurations vont s’accélérer : «Plusieurs usines vont fermer leurs portes.» Du coup, les pressions sur les employés susceptibles de partir en préretraite se font de plus en plus insistantes. «J’ai passé de merveilleux moments dans cette maison, mais je crois que je ferais mieux d’ouvrir un restaurant avec ma femme», constate, particulièrement amer, un cadre présent chez IBM depuis plus de dix ans.
A long terme, la stratégie des dirigeants d’Adstar passe par la recherche de nouveaux débouchés, seule solution pour s’affranchir définitivement de la tutelle de Big Blue. Pour l’instant, IBM absorbe 93% de la production de sa filiale. Le reliquat est commercialisé, avec sa bénédiction, auprès d’autres constructeurs informatiques. L’entreprise affiche de solides ambitions sur ce marché, puisqu’elle espère y réaliser 1,2 milliard de dollars de chiffre d’affaires à l’horizon 1994, trois fois plus que l’an passé. Quitte, s’il le faut, à mettre sa maison mère dans une situation délicate.
«Dernièrement, IBM a dû retarder la commercialisation de ses nouveaux mainframes à cause d’Adstar : les disques de stockage n’étaient pas au point, révèle Jo Cohen, consultant informatique. San Jose avait préféré s’occuper de son développement externe.» Un comportement que Robert Scranton justifie sans peine : «Notre challenge n’est plus de conserver le leadership technologique, mais de pouvoir rivaliser avec les prix et la notoriété de nos concurrents directs : le japonais Hitachi ou les américains DEC et Hewlett-Packard.»
A la sortie de l’usine, un poste de télé allumé en permanence débite toutes les deux heures la même émission. C’est le journal interne d’IBM, un programme de communication mis en place fin 1991 pour garder une certaine homogénéité à l’ensemble de l’«empire». A San Jose, plus personne ne le regarde.
De notre envoyé spécial, Jacques Henno

La Silicon Valley savoure sa revanche

Article paru dans le mensuel Capital en juin 1993

Hewlett-Packard, Apple et Sun, qui avaient osé s’attaquer à IBM jubilaient. Alors que la crise n’en finissait pas, ils affichaient une santé insolente.

Plus IBM va mal, plus nous sommes heureux !», lance Wim Roelands, un des vice-présidents de la compagnie Hewlett-Packard, avant de s’esclaffer. Une réaction très courante, ici, en pleine Silicon Valley, lorsque l’on évoque les malheurs du numéro 1 mondial de l’informatique.
L’an dernier, pendant que Big Blue s’enfonçait dans le rouge, les entreprises de la région se sont largement maintenues à flot. Apple, l’enfant terrible de Cupertino, s’est payé le luxe de réaliser 530 millions de dollars de bénéfice, 70% de mieux qu’en 1991. Plus au nord, à Santa Clara, Intel, fabricant de semi-conducteurs, a dégagé des profits de 1 milliard de dollars (18% de son chiffre d’affaires !).
Installé à Moutain View, Sun Microsystems, pourtant fortement chahuté sur le marché des stations de travail, a réussi à limiter les dégâts avec 173 millions de bénéfice net, en recul de «seulement» 8%. Et, les quelque 3 000 entreprises «high tech» qui travaillent entre San Francisco et San Jose ont toutes les raisons de rester optimistes.
Ces PME (80% des sociétés de la «Vallée» emploient moins de 50 salariés) disposent d’un savoir-faire pratiquement unique au monde dans le domaine de l’électronique et de l’informatique, accumulé en un demi-siècle. L’histoire de la Silicon Valley démarre au milieu des années 50. L’inventeur du transistor, William Shockley, monte sa «boîte» aux environs de San Francisco. En 1957, sept de ses ingénieurs claquent la porte et créent une entreprise concurrente, Fairchild. Ils mettent au point le premier circuit intégré : une petite pastille de silicium («silicon» en anglais, d’où le nom de la région) qui supporte des diodes et des transistors. Une première étape dans la miniaturisation des ordinateurs.
Nouveau bond en avant en 1971, lorsque la société Intel invente le microprocesseur, un circuit intégré capable de se livrer à quelques calculs. Désormais, il suffira d’assembler plusieurs de ces «puces» pour bricoler un «computer» à peine plus gros qu’une vulgaire machine à écrire. Il faudra attendre 1977 pour que deux enfants de la Californie, Steve Wozniak et Steve Jobs, exploitent pleinement cette découverte en mettant sur le marché l’Apple II.
Nouvelle avancée technologique en 1980, lorsque Scott McNearly met au point la première station de travail et fonde Sun Microsystems à Mountain View. Ses ordinateurs de bureau superpuissants vont tailler des croupières aux «mainframes» d’IBM. Les premières années, la firme d’Armonk ignore superbement ce concurrent. Résultat, aujourd’hui, Sun détient 39% du marché des stations de travail, IBM à peine 6% ! «Dans cette industrie, vous ne pouvez survivre que si vous faites fi des habitudes et restez en constante évolution», résume Bill Raduchel, vice-président de Sun Microsystems, en bras de chemise et sans cravate (la seule tradition que la maison ait maintenue depuis ses débuts !).
Toutes ces innovations n’auraient pas été possibles sans un environnement intellectuel et financier exceptionnel. Chaque année, Stanford et Berkeley, deux universités très réputées, forment des centaines d’ingénieurs. Les meilleurs peuvent entrer au laboratoire de recherche de Xerox, à Palo Alto. Ceux qui désirent exploiter leurs «trouvailles» n’auront aucun mal à dénicher de l’argent. Tous les ans, 2 milliards de dollars se déversent sur la Silicon Valley sous forme de capital-risque.
Un vieux sweat-shirt noir passé sur un jean élimé, un air d’éternel étudiant, Marc Porat incarne le type même de l’entrepreneur californien. Diplômé de Stanford en 1976, il a roulé sa bosse un peu partout avant de rejoindre Apple en 1988 pour travailler sur un nouveau produit : un appareil de poche destiné à l’échange de données.
«Nous ne pouvions pas mener seul ce projet, raconte Marc Porat. Avec la bénédiction de John Sculley, le chairman d’Apple, je suis parti en 1990 et j’ai créé General Magic.» L’idée était de donner naissance à une société indépendante, capable de fédérer autour de son berceau toutes les bonnes fées de la high-tech. Apple, bien sûr, mais aussi AT&T, Matsushita, Motorola, Philips et Sony ont répondu présent. Mais à chacun son métier.
General Magic met au point de nouveaux modes de communication. Les grandes «surs» en développent les futures applications grand public. «General Magic illustre la nouvelle organisation de l’industrie informatique, explique Garth Saloner, professeur de stratégie à Stanford. Il y a dix ans, une entreprise comme IBM pouvait faire tout, depuis les « puces » jusqu’aux grands systèmes. Aujourd’hui, chaque société doit se spécialiser sur un métier, quitte à acheter ailleurs les technologies dont elle a besoin. Cette hyperspécialisation permet de réagir plus vite.»
Sentant le vent tourner, Intel n’a pas hésité l’an dernier, par exemple, à stopper net trois de ses projets et à réaffecter 200 ingénieurs sur d’autres travaux. C’est à ce prix qu’elle garde son avance sur des concurrents pourtant aussi puissants que les japonais Nec, Toshiba ou Fujitsu. «Auparavant, il nous fallait près de cinq ans pour mettre au point une nouvelle « chip ». Aujourd’hui, moins de trois ans», calcule Claude Leglise, directeur du marketing chez Intel.
IBM aura du mal à suivre le mouvement. Depuis l’année dernière, la compagnie tente pourtant de commercialiser les «puces» qu’elle réservait jusque-là à son seul usage. Diagnostic d’un «venture capitalist» de San Francisco : «Si IBM devait mourir de sa belle mort, l’establishment américain laisserait faire. Désormais, tout le monde sait que les entreprises de la Vallée pourront dépecer le cadavre et assurer la relève.»
De notre envoyé spécial, Jacques Henno

SNCF : histoire d'une modernisation ratée

Article paru dans le mensuel Capital en avril 1993

Employés démotivés, clients sous-informés… La SNCF a multiplié les erreurs lors du lancement de Socrate, son système de réservation. Sa gestion, archaïque, ne lui permettait pas de faire mieux.

Les Français ne sont pas prêts d’oublier Socrate. En février et mars derniers, la mise en service à la SNCF de ce système de réservation garanti «dernier cri» a provoqué une pagaille monstre dans les gares. A l’origine de ces bégaiements, un programme informatique encore mal rodé et une politique de communication des plus maladroites. A cette occasion, la SNCF a réussi le tour de force de se mettre tout le monde à dos. Les guichetiers baissaient rideau, refusant de travailler sur un logiciel bourré d’erreurs ; les associations d’usagers criaient au scandale et dénoncaient des hausses de prix déguisées ; plus mollement, les agences de voyages se plaignaient du surcroît de travail que ce brave Socrate imposait. Mais celui-ci sera quand même mis en place.
Il est vrai que l’entreprise en a vu d’autres. En décembre 1986, quelques jours après l’adoption d’un slogan commercial passé à la postérité  «SNCF, c’est possible !» la société s’était offert l’un de ses plus beaux conflits sociaux. A l’origine de cette grève : le rejet par les «roulants» d’une nouvelle grille de rémunérations.
En 1989 et 1990, c’était au tour de la technique de se rebeller. Les TGV Atlantique connaissaient alors quelques problèmes de jeunesse. A plusieurs repri-ses, des centaines de voyageurs s’étaient retrouvés bloqués en rase campagne pour cause de rupture de caténaires. La SNCF serait-elle irrémédiablement en délicatesse avec la modernité ?
En fait, à chaque nouvelle étape sociale, technologique ou commerciale, la direction de la société nationale se retrouve confrontée à une mission quasi impossible : changer en douceur la façon de travailler de 190 000 personnes et les petites habitudes des 400 000 Français qui empruntent chaque jour un train grande ligne. Le tout sous l’il impitoyable des associations de consommateurs et des syndicats. Lesquels ne perdent pas une occasion d’entonner la sempiternelle rengaine : «Halte au déclin du service public !»
La marge de manuvre de la SNCF est donc étroite. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas ses responsables de multiplier les erreurs Souvent imbattables sur le plan technique (avec le TGV Atlantique, ils ont finalement réussi à faire rouler un train commercial à 300 kilomètres à l’heure), ils se prennent les pieds dans les traverses dès qu’il s’agit de gérer les hommes et de s’adresser aux consommateurs. L’exemple de Socrate est particulièrement révélateur. Trois raisons expliquent ses débuts difficiles.
· 1 Le management des hommes et du changement reste trop archaïque.
«A la tête : des ingénieurs qui décident de tout. A la base : des troufions qui n’ont pas voix au chapitre. Voilà le mode de gestion de la SNCF», ironise un consultant. C’est seulement après la grande grève de l’hiver 1986-1987 que la société s’est avisée de moderniser son management. En 1987 et 1988, des dizaines de milliers de cadres ont reçu une initiation à la gestion participative. «Mais cette formation ne concernait pas
les cadres supérieurs et dirigeants», tempère Jean-Louis Jourdan, responsable de l’organisation à la division du personnel. La direction demeure donc largement autocratique. Elle a commencé à plancher sur le nouveau système de réservation pendant l’été 1987. Mais, au lieu d’y associer, ne serait ce que pour la forme, tous ses partenaires, elle a d’abord mitonné sa réforme dans son coin.
Ce n’est que deux ans plus tard, lors du conseil d’administration du 22 mars 1989, que les représentants des salariés et des associations d’usagers ont officiellement découvert le projet. Quant au Syndicat national des agences de voyages, il n’a été approché que début 1991.
«Les programmes informatiques étaient quasiment écrits, se souvient Gérard Leray, vice-président de cet organisme. Ce fut très dur d’obtenir quelques modifications.» Pourtant, les agences de voyages représentent 20% du chiffre d’affaires «grandes lignes» de la SNCF, et même 40% de ses ventes de billets de première classe !
Pour faire avaler les potions amères de la modernité, les dirigeants de l’entreprise préfèrent consentir des «largesses» financières plutôt que de s’aventurer dans quelque forme de dialogue que ce soit. Avant, pour acheter la paix sociale, ils versaient des «primes de nuisance» lors de la mise en place de nouvelles procédures. Aujourd’hui, ils prisent fort les «mesures d’accompagnement sociotechniques» (sic), très critiquées en interne. «Pour l’installation de Socrate, on a déroulé le tapis rouge sous les pieds de nos guichetiers, lâche, écuré, un cadre. On a dépensé des dizaines de millions de francs en études diverses, simplement pour améliorer l’ergonomie de leurs terminaux.»
· 2 Le respect du planning prime toute autre considération.
«La priorité des priorités, dans cette maison, c’est la sécurité», résume Jean-Louis Jourdan. Cette obsession, que nul ne songe à critiquer, a pour inconvénient de faire de la SNCF un monstre de technocratie, où des ingénieurs trustent les fonctions importantes. Ainsi, les polytechniciens noyautent presque entièrement la direction générale (exception notable : le poste de président, occupé provisoirement par un énarque, Jacques Fournier).
Tout ces experts planifient à très long terme. Impossible de reporter la date de démarrage d’une réforme, même si tous les voyants passent au rouge, car le projet suivant s’en trouverait décalé d’autant. Il n’y a pas que les trains qui doivent arriver à l’heure, les projets aussi !
Jean-Marie Metzler, directeur de l’activité «grandes lignes», avait fixé depuis longtemps une date butoir pour la mise en route de Socrate : l’inauguration du TGV Nord, qui doit avoir lieu ce 23 mai 1993 et qui sera l’occasion d’étrenner une nouvelle gestion commerciale (lire ci-dessous l’encadré «Socrate, une nouvelle philosophie commerciale»). Entré à la SNCF en 1968, cet X-Ponts jouit d’une réputation flatteuse de «visionnaire», mais aussi de «bulldozer». «Un passage en force ne lui fait pas peur, estime un ancien dirigeant. Il s’est d’ailleurs fait remonter les bretelles par Fournier plus d’une fois.» Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ait superbement ignoré le signal d’alarme que tiraient les syndicats. Menés dans douze sites pilotes à partir du 17 novembre dernier, les tests de Socrate avaient révélé de nombreuses erreurs de programmation. A tel point que le personnel commercial de la gare de Rennes, exaspéré, s’était mis en grève !
· 3 L’entreprise ne sait pas communiquer avec ses usagers.
«Je suis scandalisé par l’importance que notre président accorde aux associations de consommateurs, regrette un responsable de service. Il en oublie la communication directe avec les usagers.» «C’est vrai, trop souvent, nous ne nous adressons à nos clients que pour leur parler d’un accident», reconnaît Pascal Bourgue, directeur de la communication «grandes lignes». Pour son nouveau logiciel de réservation, la SNCF n’a pas condescendu à modifier ses habitudes.
Le 26 novembre 1991, Jean-Marie Metzler présentait le projet aux diverses associations de consommateurs. Un an plus tard, c’était au tour des journalistes spécialisés de se faire «briefer» pendant quatre jours à Dallas, siège de Sabre, le modèle américain dont s’est inspiré Socrate. Quant aux clients, ils ont dû se contenter des explications techniques fournies par des dépliants (distribués à 4,5 millions d’exemplaires, tout de même) et des affiches apposées dans toutes les gares.
Mais la grogne des usagers, excédés par les files d’attente aux guichets, n’était pas prévue. Ni la lettre que Véronique Neiertz, alors secrétaire d’Etat à la Consommation, a adressé le 21 janvier à Jacques Fournier pour lui demander des explications sur son dernier joujou électronique. Enfin, comble de malheur, une augmentation de tarif, prévue depuis longtemps, est entrée en application le 1er février dernier. Tollé général, tout le monde soupçonnait Socrate d’en être la cause ! Pascal Bourgue décidait de prendre le taureau par les cornes. En une journée, il rédigeait une annonce d’une page, publiée dans la presse quotidienne les 4 et 6 mars dernier. Coût : 3 millions de francs. Puisqu’on vous dit que Socrate doit faire gagner de l’argent à la SNCF !
Jacques Henno

Socrate, une nouvelle philosophie commerciale

«Si je mets en place un système aussi sophistiqué pour remplir mes trains, c’est pour accroître la rentabilité de la SNCF.» Directeur de l’activité «grandes lignes», Jean-Marie Metzler a dépensé 1,3 milliard de francs pour développer Socrate, son nouveau logiciel de réservation. Il en espère au moins 600 millions de francs de recettes supplémentaires tous les ans.
Son modèle ? Le «yield management» (optimisation commerciale) des compagnies aériennes : le prix du billet d’avion varie en fonction de la distance parcourue, mais aussi du taux de remplissage des appareils et des conditions de réservation, ce qui permet d’optimiser la rentabilité de chaque vol. Ces principes de tarification seront progressivement appliqués à la SNCF à partir de la fin 1993. Une vraie révolution culturelle !
Enfin, à terme, Socrate va se transformer en GDS («Global Distribution System»). Il permettra de vendre des prestations annexes telles que nuits d’hôtel et locations de voitures. Autant de produits qui dégagent des marges coquettes. Bientôt, vous pourrez même acheter dans les gares un billet d’entrée à Euro Disney. Les discussions avec Mickey vont bon train.Jean-Marie Metzler (grandes lignes SNCF) doit convertir 14 000 guichetiers à son nouveau système de réservation.

SNCF : histoire d’une modernisation ratée

Article paru dans le mensuel Capital en avril 1993

Employés démotivés, clients sous-informés… La SNCF a multiplié les erreurs lors du lancement de Socrate, son système de réservation. Sa gestion, archaïque, ne lui permettait pas de faire mieux.

Les Français ne sont pas prêts d’oublier Socrate. En février et mars derniers, la mise en service à la SNCF de ce système de réservation garanti «dernier cri» a provoqué une pagaille monstre dans les gares. A l’origine de ces bégaiements, un programme informatique encore mal rodé et une politique de communication des plus maladroites. A cette occasion, la SNCF a réussi le tour de force de se mettre tout le monde à dos. Les guichetiers baissaient rideau, refusant de travailler sur un logiciel bourré d’erreurs ; les associations d’usagers criaient au scandale et dénoncaient des hausses de prix déguisées ; plus mollement, les agences de voyages se plaignaient du surcroît de travail que ce brave Socrate imposait. Mais celui-ci sera quand même mis en place.
Il est vrai que l’entreprise en a vu d’autres. En décembre 1986, quelques jours après l’adoption d’un slogan commercial passé à la postérité  «SNCF, c’est possible !» la société s’était offert l’un de ses plus beaux conflits sociaux. A l’origine de cette grève : le rejet par les «roulants» d’une nouvelle grille de rémunérations.
En 1989 et 1990, c’était au tour de la technique de se rebeller. Les TGV Atlantique connaissaient alors quelques problèmes de jeunesse. A plusieurs repri-ses, des centaines de voyageurs s’étaient retrouvés bloqués en rase campagne pour cause de rupture de caténaires. La SNCF serait-elle irrémédiablement en délicatesse avec la modernité ?
En fait, à chaque nouvelle étape sociale, technologique ou commerciale, la direction de la société nationale se retrouve confrontée à une mission quasi impossible : changer en douceur la façon de travailler de 190 000 personnes et les petites habitudes des 400 000 Français qui empruntent chaque jour un train grande ligne. Le tout sous l’il impitoyable des associations de consommateurs et des syndicats. Lesquels ne perdent pas une occasion d’entonner la sempiternelle rengaine : «Halte au déclin du service public !»
La marge de manuvre de la SNCF est donc étroite. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas ses responsables de multiplier les erreurs Souvent imbattables sur le plan technique (avec le TGV Atlantique, ils ont finalement réussi à faire rouler un train commercial à 300 kilomètres à l’heure), ils se prennent les pieds dans les traverses dès qu’il s’agit de gérer les hommes et de s’adresser aux consommateurs. L’exemple de Socrate est particulièrement révélateur. Trois raisons expliquent ses débuts difficiles.
· 1 Le management des hommes et du changement reste trop archaïque.
«A la tête : des ingénieurs qui décident de tout. A la base : des troufions qui n’ont pas voix au chapitre. Voilà le mode de gestion de la SNCF», ironise un consultant. C’est seulement après la grande grève de l’hiver 1986-1987 que la société s’est avisée de moderniser son management. En 1987 et 1988, des dizaines de milliers de cadres ont reçu une initiation à la gestion participative. «Mais cette formation ne concernait pas
les cadres supérieurs et dirigeants», tempère Jean-Louis Jourdan, responsable de l’organisation à la division du personnel. La direction demeure donc largement autocratique. Elle a commencé à plancher sur le nouveau système de réservation pendant l’été 1987. Mais, au lieu d’y associer, ne serait ce que pour la forme, tous ses partenaires, elle a d’abord mitonné sa réforme dans son coin.
Ce n’est que deux ans plus tard, lors du conseil d’administration du 22 mars 1989, que les représentants des salariés et des associations d’usagers ont officiellement découvert le projet. Quant au Syndicat national des agences de voyages, il n’a été approché que début 1991.
«Les programmes informatiques étaient quasiment écrits, se souvient Gérard Leray, vice-président de cet organisme. Ce fut très dur d’obtenir quelques modifications.» Pourtant, les agences de voyages représentent 20% du chiffre d’affaires «grandes lignes» de la SNCF, et même 40% de ses ventes de billets de première classe !
Pour faire avaler les potions amères de la modernité, les dirigeants de l’entreprise préfèrent consentir des «largesses» financières plutôt que de s’aventurer dans quelque forme de dialogue que ce soit. Avant, pour acheter la paix sociale, ils versaient des «primes de nuisance» lors de la mise en place de nouvelles procédures. Aujourd’hui, ils prisent fort les «mesures d’accompagnement sociotechniques» (sic), très critiquées en interne. «Pour l’installation de Socrate, on a déroulé le tapis rouge sous les pieds de nos guichetiers, lâche, écuré, un cadre. On a dépensé des dizaines de millions de francs en études diverses, simplement pour améliorer l’ergonomie de leurs terminaux.»
· 2 Le respect du planning prime toute autre considération.
«La priorité des priorités, dans cette maison, c’est la sécurité», résume Jean-Louis Jourdan. Cette obsession, que nul ne songe à critiquer, a pour inconvénient de faire de la SNCF un monstre de technocratie, où des ingénieurs trustent les fonctions importantes. Ainsi, les polytechniciens noyautent presque entièrement la direction générale (exception notable : le poste de président, occupé provisoirement par un énarque, Jacques Fournier).
Tout ces experts planifient à très long terme. Impossible de reporter la date de démarrage d’une réforme, même si tous les voyants passent au rouge, car le projet suivant s’en trouverait décalé d’autant. Il n’y a pas que les trains qui doivent arriver à l’heure, les projets aussi !
Jean-Marie Metzler, directeur de l’activité «grandes lignes», avait fixé depuis longtemps une date butoir pour la mise en route de Socrate : l’inauguration du TGV Nord, qui doit avoir lieu ce 23 mai 1993 et qui sera l’occasion d’étrenner une nouvelle gestion commerciale (lire ci-dessous l’encadré «Socrate, une nouvelle philosophie commerciale»). Entré à la SNCF en 1968, cet X-Ponts jouit d’une réputation flatteuse de «visionnaire», mais aussi de «bulldozer». «Un passage en force ne lui fait pas peur, estime un ancien dirigeant. Il s’est d’ailleurs fait remonter les bretelles par Fournier plus d’une fois.» Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ait superbement ignoré le signal d’alarme que tiraient les syndicats. Menés dans douze sites pilotes à partir du 17 novembre dernier, les tests de Socrate avaient révélé de nombreuses erreurs de programmation. A tel point que le personnel commercial de la gare de Rennes, exaspéré, s’était mis en grève !
· 3 L’entreprise ne sait pas communiquer avec ses usagers.
«Je suis scandalisé par l’importance que notre président accorde aux associations de consommateurs, regrette un responsable de service. Il en oublie la communication directe avec les usagers.» «C’est vrai, trop souvent, nous ne nous adressons à nos clients que pour leur parler d’un accident», reconnaît Pascal Bourgue, directeur de la communication «grandes lignes». Pour son nouveau logiciel de réservation, la SNCF n’a pas condescendu à modifier ses habitudes.
Le 26 novembre 1991, Jean-Marie Metzler présentait le projet aux diverses associations de consommateurs. Un an plus tard, c’était au tour des journalistes spécialisés de se faire «briefer» pendant quatre jours à Dallas, siège de Sabre, le modèle américain dont s’est inspiré Socrate. Quant aux clients, ils ont dû se contenter des explications techniques fournies par des dépliants (distribués à 4,5 millions d’exemplaires, tout de même) et des affiches apposées dans toutes les gares.
Mais la grogne des usagers, excédés par les files d’attente aux guichets, n’était pas prévue. Ni la lettre que Véronique Neiertz, alors secrétaire d’Etat à la Consommation, a adressé le 21 janvier à Jacques Fournier pour lui demander des explications sur son dernier joujou électronique. Enfin, comble de malheur, une augmentation de tarif, prévue depuis longtemps, est entrée en application le 1er février dernier. Tollé général, tout le monde soupçonnait Socrate d’en être la cause ! Pascal Bourgue décidait de prendre le taureau par les cornes. En une journée, il rédigeait une annonce d’une page, publiée dans la presse quotidienne les 4 et 6 mars dernier. Coût : 3 millions de francs. Puisqu’on vous dit que Socrate doit faire gagner de l’argent à la SNCF !
Jacques Henno

Socrate, une nouvelle philosophie commerciale

«Si je mets en place un système aussi sophistiqué pour remplir mes trains, c’est pour accroître la rentabilité de la SNCF.» Directeur de l’activité «grandes lignes», Jean-Marie Metzler a dépensé 1,3 milliard de francs pour développer Socrate, son nouveau logiciel de réservation. Il en espère au moins 600 millions de francs de recettes supplémentaires tous les ans.
Son modèle ? Le «yield management» (optimisation commerciale) des compagnies aériennes : le prix du billet d’avion varie en fonction de la distance parcourue, mais aussi du taux de remplissage des appareils et des conditions de réservation, ce qui permet d’optimiser la rentabilité de chaque vol. Ces principes de tarification seront progressivement appliqués à la SNCF à partir de la fin 1993. Une vraie révolution culturelle !
Enfin, à terme, Socrate va se transformer en GDS («Global Distribution System»). Il permettra de vendre des prestations annexes telles que nuits d’hôtel et locations de voitures. Autant de produits qui dégagent des marges coquettes. Bientôt, vous pourrez même acheter dans les gares un billet d’entrée à Euro Disney. Les discussions avec Mickey vont bon train.Jean-Marie Metzler (grandes lignes SNCF) doit convertir 14 000 guichetiers à son nouveau système de réservation.

Interview de Bill Gates : «Dans 5 ans, le micro et la télé ne feront qu'un ! »

Le président de Microsoft prédit un bouleversement de l’informatique d’ici à 1998, avec l’apparition de nouveaux outils multimédias combinant le texte, le son et les images vidéo. Un géant affaibli comme IBM, empêtré dans ses certitudes, risque de ne pas s’en relever.

Capital : Croyez-vous que la guerre des prix va se poursuivre sur le marché informatique ?
Bill Gates : Lorsqu’on parle de «guerre des prix», on pense généralement à des ventes à perte. Mais les prix actuels des ordinateurs individuels permettent aux constructeurs de dégager des bénéfices, car ils reflètent une baisse des coûts de production. Celle-ci continuera. Mais comme les gens achètent des systèmes sans cesse plus puissants, ils s’équiperont de machines plus performantes sans débourser plus. C’est pour cela que des sociétés comme Dell ou Compaq continuent de se développer. A l’échelle mondiale, on passera peut-être de 500 constructeurs de micros à 250. Mais 250 sociétés, cela fait encore beaucoup. Je crois qu’il y aura toujours un grand choix.

Capital : Faut-il s’attendre à une chute des prix des logiciels ?
Bill Gates : Oui. Car il existe aussi une guerre des prix pour les logiciels. Mais il faut se méfier de ce type de comparaison, parce que, lorsque vous achetez une machine, vous ne savez pas vraiment d’où elle vient. Si vous me demandez quelle est la marque de mon PC, il faut que je réfléchisse. Ils sont tous pareils ! Une société se fournira en Compaq le lundi, achètera du Dell le mardi et de l’IBM le mercredi, et leurs logiciels et leurs réseaux fonctionneront sans problème. Mais pour les logiciels, c’est différent. Comme leur coût marginal est faible, les prix pratiqués peuvent être extrêmement bas. Ce marché est très agité. Mais cela finira par s’arrêter. Nos concurrents, Borland et Lotus, perdent de l’argent et cette situation-là est assez pénible même pour nous !


Capital : Etes-vous inquiet pour IBM, votre vieil allié ?
Bill Gates : Eh bien (rires). La relation que nous entretenons avec IBM est plutôt compliquée. Les prix ont tellement baissé que les sociétés doivent réduire leurs effectifs, même si elles découvrent de nouvelles applications. Mais c’est la règle du jeu : dans une économie qui fonctionne normalement, le personnel licencié par les fabricants d’ordinateurs peut aller travailler dans d’autres secteurs productifs. Combien l’informatique doit-elle employer de personnes par rapport au tertiaire ? C’est au système de prix à le déterminer.

Capital : Quand cessera l’hémorragie financière d’IBM, à votre avis ?
Bill Gates : On se le demande. Il n’est pas possible de dire : bon, le marché a changé, il suffit de s’adapter. C’est tous les mois que les conditions changent. Vous savez, c’est vraiment angoissant ! Il faut sans arrêt évoluer, rester à la pointe de la technologie, ne pas alourdir ses structures. Je ne suis pas trop optimiste quant à l’avenir d’IBM. Mais si vous m’aviez posé la même question il y a quinze ans, je vous aurais dit la même chose Les compétences clés se situent dans la fabrication de puces, la conception de logiciels et dans l’intégration de systèmes informatiques d’origines différentes. En dépit de sa restructuration, IBM n’est pas parvenu à apporter sa contribution originale dans ces domaines.

Capital : Pourtant IBM fait de gros efforts dans les services
Bill Gates : Non. Ceux qui veulent qu’on intègre leurs systèmes s’adresseront plutôt à des petites sociétés ou à des firmes comme Arthur Andersen ou Cap Gemini, qui sont des prestataires de services. A présent, si vous achetez un système informatique, vous avez affaire à plusieurs firmes spécialisées plutôt qu’à un seul constructeur. On trouve une dizaine de sociétés là où, avant, il n’y avait qu’IBM. Ces concurrents hyperspécialisés se sont avérés bien plus efficaces, et je n’ai pas l’impression que cela doive changer. La grande question qu’IBM doit se poser, c’est : faut-il conserver une force de vente unique ? Le grand changement se produira le jour où ils scinderont leur équipe unifiée. Et, à mon avis, le plus tôt sera le mieux.

Capital : Pensez-vous que c’est une question de survie ?
Bill Gates : Non, pas vraiment. Une société comme celle-là ne meurt pas. Mais, à un moment donné, elle se subdivise. Certaines parties s’en sortent bien et d’autres non. IBM est une entreprise remarquable, avec une technologie et des individus sensationnels. Et là je vous parle d’une compagnie qui emploie encore 300 000 personnes. Vous savez, ceux qui nous comparent à IBM ont tort. Nous sommes 15 000 IBM a renvoyé plus de gens que nous n’en employons à ce jour ! Leurs pertes dépassent notre chiffre d’affaires.

Capital : A quoi tient votre exceptionnelle rentabilité ?
Bill Gates : Je ne vous garantis pas qu’on arrive à la maintenir à ce niveau. Cela dépend tellement du volume des ventes ! Le monde du logiciel ressemble au cinéma ou à l’édition. Pour les traitements de textes ou les tableurs, nous sommes les premiers mondiaux. Nous avons gagné de très nombreuses parts de marché en pariant sur Windows et Macintosh. Alors que nos concurrents n’ont pas pris Windows au sérieux et qu’ils n’ont pas cru au Macintosh au début. Par conséquent, nous avons pris beaucoup d’années d’avance.
Aujourd’hui, les utilisateurs connaissent Word et Excel, deux logiciels très profitables. Les analystes imaginent souvent que c’est essentiellement aux systèmes d’exploitation que nous devons nos bénéfices, mais ceux-ci viennent pour plus de 60% de nos logiciels d’application. Nous investissons énormément dans ce domaine. Les systèmes d’exploitation rapportent également beaucoup, même si la recherche nécessite des sommes très élevées, d’autant plus que nous travaillons sur de nombreuses versions.

Capital : A en croire certains, Microsoft ressemblerait à une véritable secte …
Bill Gates : Une secte ? Oui, continuez (rires).

Capital : …dont vous seriez le gourou.
Bill Gates : Non, je ne dirais certainement pas ça. Nos employés sont des passionnés d’informatique. C’est très exaltant de faire partie d’une entreprise comme Microsoft où les produits s’améliorent tous les jours. Nous avons eu la chance d’embaucher des personnes de valeur et nous leur avons donné des emplois importants. Ils ont de nombreuses responsabilités et, à leur tour, ils embauchent des éléments de valeur. Je crois que, dans notre cas, la réussite amène la réussite.

Capital : Mais il règne une grande tension chez Microsoft
Bill Gates : En ce qui concerne les conditions de travail. Oui, c’est vrai que je donne l’exemple en travaillant beaucoup, mais nous ne demandons pas particulièrement à nos employés de faire des heures supplémentaires. En fait, c’est nous qui devons dire aux gens de travailler moins, car nous voulons les garder en forme. Bien sûr, je suis content qu’ils fassent des heures supplémentaires leur permettant de mener nos projets à bien. Microsoft n’est donc pas une secte. Mais une société ordinaire, probablement un peu plus stimulante et un peu plus amusante que les autres.
Capital : N’êtes-vous pas devenu un peu inaccessible ?


Bill Gates : Chacun a la possibilité de m’envoyer un message dans ma boîte aux lettres électronique. J’en reçois tous les jours, et j’y réponds. Chacun a son mot à dire. Je rencontre beaucoup de gens chargés de développer de nouveaux produits. Il y a plus de 3 000 personnes dans ce service et j’en connais une forte proportion. Les journées ne font que vingt-quatre heures et je suis quelqu’un de normal : je dors, j’aime bien lire et réfléchir. Mais je suis plus facile d’accès que les présidents de sociétés de taille comparable.

Capital : N’êtes-vous pas jaloux du succès de Nintendo ?
Bill Gates : Le secteur des jeux vidéo marche extrêmement bien mais n’a rien à voir avec le nôtre. Microsoft a des logiciels de jeux pour micros : des simulateurs de vol ou de golf. Et pas mal d’autres sont en préparation. Au fur et à mesure que le prix et la taille des ordinateurs diminueront, la frontière entre le marché du PC et celui de l’électronique grand public s’estompera. Je pense que l’on peut commencer à envisager de mettre quelques logiciels en commun. Mais Microsoft ne fera pas des cassettes de jeux pour Nintendo, car ces systèmes vont évoluer et les nouvelles générations comprendront, par exemple, des disques compacts. C’est à ce moment-là qu’il deviendra intéressant pour Microsoft de venir sur ce marché.

Capital : Avez-vous des contacts avec les éditeurs de jeux ?
Bill Gates : Nous discutons avec tous parce que nous possédons de nombreux outils d’aide au développement de logiciels, qui pourraient s’avérer très profitables pour l’électronique de loisir, au fur et à mesure que les jeux deviendront plus complexes. En plus, le siège de Nintendo aux Etats-Unis est situé à 2 kilomètres à peine de celui de Microsoft. Vous savez, Redmond est une toute petite ville, de 1 000 habitants peut-être. On dit parfois que nous sommes la deuxième société de logiciels à Redmond car les ventes de Nintendo ont été si importantes au quatrième trimestre 1992 que, pendant cette brève période, ils étaient effectivement plus gros que nous. Mais ça reste une plaisanterie. Un nouveau marché naîtra à un moment donné, qui combinera nos deux savoir-faire, et c’est pour cela que nous restons en contact.

Capital : Vous paraissez être plus intéressé par l’avenir de la télévision haute définition
Bill Gates : Le gouvernement américain a pris une décision très sensée en promouvant la norme de télévision numérique. J’ai été très heureux d’apprendre qu’on n’allait plus continuer à gaspiller notre argent avec ces systèmes analogiques. Tout du moins aux Etats-Unis
Je pense que le Japon et l’Europe vont, très bientôt, prendre exemple sur nous. Ainsi tout le monde sera équipé en numérique. Les systèmes ne seront pas forcément identiques mais ils seront suffisamment proches pour permettre de réaliser des projets communs.

Capital : Quelles conséquences vont en découler ?
Bill Gates : La diffusion des données numériques, ce n’est pas simplement celle des images vidéo animées. C’est aussi le transport des informations, essentiellement sous la forme de programmes. Que ce soit pour charger à distance des jeux vidéo, des logiciels de recherche de données, etc. On réfléchit beaucoup actuellement à ce que seront ces nouvelles applications. Mais nous ne sommes qu’une des nombreuses sociétés travaillant avec General Instruments et AT&T, en lice dans le cadre de l’appel d’offres lancé par les autorités fédérales pour le procédé américain de TVHD. On discute avec eux au plus haut niveau Et c’est tout à fait passionnant.

Capital : Estimez-vous qu’à terme télévision et micro-informatique vont converger ?
Bill Gates : Oui. Nous avons un projet important qu’on appelle parfois le «TVHD-PC». L’idée de base, c’est d’avoir accès à n’importe quelle vidéoconférence ou à toutes sortes d’interactions, avec l’information, comme nous l’avons déjà montré dans une vidéo, baptisée «l’information au bout de vos doigts». Il faudra attendre un certain temps avant que tout cela soit disponible.
De nombreuses technologies doivent être retravaillées et produites à moindre frais. Mais disons que ce sera prêt d’ici à cinq ou six ans. Avec tous ces nouveaux systèmes, le terme logiciel prend un sens beaucoup plus large et nous mettons notre savoir-faire à niveau. Le profil de Microsoft correspond tout à fait à ce projet. En outre, nous sommes en négociation avec Thomson, Philips et des sociétés japonaises, qui ont des chances de prendre part à la production de ces équipements.
Les machines et les programmes vont de pair. Ainsi les écrans plats et les processeurs ultrarapides aboutiront à de nouvelles applications qui nécessiteront à leur tour de nouveaux logiciels. Nous devons donc collaborer avec les sociétés qui fabriquent le matériel informatique pour connaître les possibilités et les limites de leurs machines, et créer des logiciels adaptés.
Microsoft a toujours étroitement collaboré avec des fabricants de puces comme Intel ou d’autres constructeurs de PC, de manière à essayer d’influer sur leur travail.

Capital : Sur quoi le multimédia pourrait-il déboucher ?
Bill Gates : On va avoir des écrans plats très peu coûteux et d’excellente qualité, ainsi que des câbles en fibre optique, dotés d’une capacité de transmission incroyable, qui arriveront dans chaque foyer. En fonction de ces nouvelles technologies, on pourra déterminer l’intérêt de telle ou telle nouvelle application. Je suis sûr qu’on va faire des découvertes impressionnantes. Mais ce qui me passionne, ce sont les banques d’images. Le fait, par exemple, de pouvoir interroger une machine sur différentes disciplines artistiques et jouer avec l’uvre d’artistes d’époques diverses.
Rien qu’en cliquant sur un menu, la machine vous montrera des séquences d’images. Vous lui dicterez la voie à suivre. Le fonctionnement sera très souple. Cela devrait amener à l’art un public beaucoup plus large.
Nous avons scanné intégralement l’œuvre de Van Gogh, à l’occasion d’une exposition, pour voir ce que pourrait donner ce type d’expérience. Cela a très bien marché, puis on est passé à d’autres sujets, moins grandioses. Nous avons ainsi réalisé 4 000 photos de voiliers et 4 000 d’alpinisme. Ce n’est qu’un début. La réalisation d’une base de données contenant un million d’images va encore prendre trois à quatre ans. Toute ces idées de vidéothèques interactives m’intéressent beaucoup. Cela revient très cher. Mais c’est fabuleux.

Capital : Pourquoi est-ce vous, à titre personnel, et non la société Microsoft, qui financez ces recherches ?
Bill Gates : Je ne sais pas encore très bien si cela restera une marotte ou deviendra une véritable industrie. La constitution de cette banque d’images va coûter plus de 50 millions de dollars (265 millions de francs). Et vous savez, nous n’aurons pas des droits exclusifs sur ces images : quelqu’un d’autre pourra donc aussi en constituer une. Alors on ne sait pas très bien si une société peut rentabiliser un tel investissement. On peut laisser les universités et les professeurs les utiliser, les mettre à la disposition du public Mais cela ne rapportera peut-être jamais d’argent. J’en ai parlé au conseil d’administration de Microsoft et nous avons décidé qu’il faudrait le réaliser par le biais d’une société séparée, IHS (Interactive Home Systems).

Capital : L’avenir de l’informatique, c’est donc le multimédia
Bill Gates : Chacun utilise le mot «multimédia» à sa manière. Les gens se sont habitués aux images, au son, au texte.
Avoir tout à la fois, c’est une évolution naturelle. On pourra accéder à des données très riches aussi facilement qu’on obtient aujourd’hui des informations de base. Il est évident que les gens préféreront avoir des ordinateurs obéissant à la parole ou reconnaissant l’écriture manuscrite, le langage naturel Je peux vous garantir que le besoin est là.
La seule question est de savoir quand nous serons prêts en termes technologiques. C’est vrai que si quelqu’un ouvre un restaurant un peu original, il a plutôt intérêt à se demander, avant, s’il trouvera des clients ou pas. Mais, dans le domaine des nouvelles technologies, je n’ai aucun doute : les gens veulent être informés par des voies toujours plus efficaces, que ce soit pour leurs loisirs, leur formation ou leur travail.


Propos recueillis par Jacques Henno et François Vey
(traduction Sandra Golstein)

(article paru dans Capital en mars 1993)

Interview de Bill Gates : «Dans 5 ans, le micro et la télé ne feront qu’un ! »

Le président de Microsoft prédit un bouleversement de l’informatique d’ici à 1998, avec l’apparition de nouveaux outils multimédias combinant le texte, le son et les images vidéo. Un géant affaibli comme IBM, empêtré dans ses certitudes, risque de ne pas s’en relever.

Capital : Croyez-vous que la guerre des prix va se poursuivre sur le marché informatique ?
Bill Gates : Lorsqu’on parle de «guerre des prix», on pense généralement à des ventes à perte. Mais les prix actuels des ordinateurs individuels permettent aux constructeurs de dégager des bénéfices, car ils reflètent une baisse des coûts de production. Celle-ci continuera. Mais comme les gens achètent des systèmes sans cesse plus puissants, ils s’équiperont de machines plus performantes sans débourser plus. C’est pour cela que des sociétés comme Dell ou Compaq continuent de se développer. A l’échelle mondiale, on passera peut-être de 500 constructeurs de micros à 250. Mais 250 sociétés, cela fait encore beaucoup. Je crois qu’il y aura toujours un grand choix.

Capital : Faut-il s’attendre à une chute des prix des logiciels ?
Bill Gates : Oui. Car il existe aussi une guerre des prix pour les logiciels. Mais il faut se méfier de ce type de comparaison, parce que, lorsque vous achetez une machine, vous ne savez pas vraiment d’où elle vient. Si vous me demandez quelle est la marque de mon PC, il faut que je réfléchisse. Ils sont tous pareils ! Une société se fournira en Compaq le lundi, achètera du Dell le mardi et de l’IBM le mercredi, et leurs logiciels et leurs réseaux fonctionneront sans problème. Mais pour les logiciels, c’est différent. Comme leur coût marginal est faible, les prix pratiqués peuvent être extrêmement bas. Ce marché est très agité. Mais cela finira par s’arrêter. Nos concurrents, Borland et Lotus, perdent de l’argent et cette situation-là est assez pénible même pour nous !


Capital : Etes-vous inquiet pour IBM, votre vieil allié ?
Bill Gates : Eh bien (rires). La relation que nous entretenons avec IBM est plutôt compliquée. Les prix ont tellement baissé que les sociétés doivent réduire leurs effectifs, même si elles découvrent de nouvelles applications. Mais c’est la règle du jeu : dans une économie qui fonctionne normalement, le personnel licencié par les fabricants d’ordinateurs peut aller travailler dans d’autres secteurs productifs. Combien l’informatique doit-elle employer de personnes par rapport au tertiaire ? C’est au système de prix à le déterminer.

Capital : Quand cessera l’hémorragie financière d’IBM, à votre avis ?
Bill Gates : On se le demande. Il n’est pas possible de dire : bon, le marché a changé, il suffit de s’adapter. C’est tous les mois que les conditions changent. Vous savez, c’est vraiment angoissant ! Il faut sans arrêt évoluer, rester à la pointe de la technologie, ne pas alourdir ses structures. Je ne suis pas trop optimiste quant à l’avenir d’IBM. Mais si vous m’aviez posé la même question il y a quinze ans, je vous aurais dit la même chose Les compétences clés se situent dans la fabrication de puces, la conception de logiciels et dans l’intégration de systèmes informatiques d’origines différentes. En dépit de sa restructuration, IBM n’est pas parvenu à apporter sa contribution originale dans ces domaines.

Capital : Pourtant IBM fait de gros efforts dans les services
Bill Gates : Non. Ceux qui veulent qu’on intègre leurs systèmes s’adresseront plutôt à des petites sociétés ou à des firmes comme Arthur Andersen ou Cap Gemini, qui sont des prestataires de services. A présent, si vous achetez un système informatique, vous avez affaire à plusieurs firmes spécialisées plutôt qu’à un seul constructeur. On trouve une dizaine de sociétés là où, avant, il n’y avait qu’IBM. Ces concurrents hyperspécialisés se sont avérés bien plus efficaces, et je n’ai pas l’impression que cela doive changer. La grande question qu’IBM doit se poser, c’est : faut-il conserver une force de vente unique ? Le grand changement se produira le jour où ils scinderont leur équipe unifiée. Et, à mon avis, le plus tôt sera le mieux.

Capital : Pensez-vous que c’est une question de survie ?
Bill Gates : Non, pas vraiment. Une société comme celle-là ne meurt pas. Mais, à un moment donné, elle se subdivise. Certaines parties s’en sortent bien et d’autres non. IBM est une entreprise remarquable, avec une technologie et des individus sensationnels. Et là je vous parle d’une compagnie qui emploie encore 300 000 personnes. Vous savez, ceux qui nous comparent à IBM ont tort. Nous sommes 15 000 IBM a renvoyé plus de gens que nous n’en employons à ce jour ! Leurs pertes dépassent notre chiffre d’affaires.

Capital : A quoi tient votre exceptionnelle rentabilité ?
Bill Gates : Je ne vous garantis pas qu’on arrive à la maintenir à ce niveau. Cela dépend tellement du volume des ventes ! Le monde du logiciel ressemble au cinéma ou à l’édition. Pour les traitements de textes ou les tableurs, nous sommes les premiers mondiaux. Nous avons gagné de très nombreuses parts de marché en pariant sur Windows et Macintosh. Alors que nos concurrents n’ont pas pris Windows au sérieux et qu’ils n’ont pas cru au Macintosh au début. Par conséquent, nous avons pris beaucoup d’années d’avance.
Aujourd’hui, les utilisateurs connaissent Word et Excel, deux logiciels très profitables. Les analystes imaginent souvent que c’est essentiellement aux systèmes d’exploitation que nous devons nos bénéfices, mais ceux-ci viennent pour plus de 60% de nos logiciels d’application. Nous investissons énormément dans ce domaine. Les systèmes d’exploitation rapportent également beaucoup, même si la recherche nécessite des sommes très élevées, d’autant plus que nous travaillons sur de nombreuses versions.

Capital : A en croire certains, Microsoft ressemblerait à une véritable secte …
Bill Gates : Une secte ? Oui, continuez (rires).

Capital : …dont vous seriez le gourou.
Bill Gates : Non, je ne dirais certainement pas ça. Nos employés sont des passionnés d’informatique. C’est très exaltant de faire partie d’une entreprise comme Microsoft où les produits s’améliorent tous les jours. Nous avons eu la chance d’embaucher des personnes de valeur et nous leur avons donné des emplois importants. Ils ont de nombreuses responsabilités et, à leur tour, ils embauchent des éléments de valeur. Je crois que, dans notre cas, la réussite amène la réussite.

Capital : Mais il règne une grande tension chez Microsoft
Bill Gates : En ce qui concerne les conditions de travail. Oui, c’est vrai que je donne l’exemple en travaillant beaucoup, mais nous ne demandons pas particulièrement à nos employés de faire des heures supplémentaires. En fait, c’est nous qui devons dire aux gens de travailler moins, car nous voulons les garder en forme. Bien sûr, je suis content qu’ils fassent des heures supplémentaires leur permettant de mener nos projets à bien. Microsoft n’est donc pas une secte. Mais une société ordinaire, probablement un peu plus stimulante et un peu plus amusante que les autres.
Capital : N’êtes-vous pas devenu un peu inaccessible ?


Bill Gates : Chacun a la possibilité de m’envoyer un message dans ma boîte aux lettres électronique. J’en reçois tous les jours, et j’y réponds. Chacun a son mot à dire. Je rencontre beaucoup de gens chargés de développer de nouveaux produits. Il y a plus de 3 000 personnes dans ce service et j’en connais une forte proportion. Les journées ne font que vingt-quatre heures et je suis quelqu’un de normal : je dors, j’aime bien lire et réfléchir. Mais je suis plus facile d’accès que les présidents de sociétés de taille comparable.

Capital : N’êtes-vous pas jaloux du succès de Nintendo ?
Bill Gates : Le secteur des jeux vidéo marche extrêmement bien mais n’a rien à voir avec le nôtre. Microsoft a des logiciels de jeux pour micros : des simulateurs de vol ou de golf. Et pas mal d’autres sont en préparation. Au fur et à mesure que le prix et la taille des ordinateurs diminueront, la frontière entre le marché du PC et celui de l’électronique grand public s’estompera. Je pense que l’on peut commencer à envisager de mettre quelques logiciels en commun. Mais Microsoft ne fera pas des cassettes de jeux pour Nintendo, car ces systèmes vont évoluer et les nouvelles générations comprendront, par exemple, des disques compacts. C’est à ce moment-là qu’il deviendra intéressant pour Microsoft de venir sur ce marché.

Capital : Avez-vous des contacts avec les éditeurs de jeux ?
Bill Gates : Nous discutons avec tous parce que nous possédons de nombreux outils d’aide au développement de logiciels, qui pourraient s’avérer très profitables pour l’électronique de loisir, au fur et à mesure que les jeux deviendront plus complexes. En plus, le siège de Nintendo aux Etats-Unis est situé à 2 kilomètres à peine de celui de Microsoft. Vous savez, Redmond est une toute petite ville, de 1 000 habitants peut-être. On dit parfois que nous sommes la deuxième société de logiciels à Redmond car les ventes de Nintendo ont été si importantes au quatrième trimestre 1992 que, pendant cette brève période, ils étaient effectivement plus gros que nous. Mais ça reste une plaisanterie. Un nouveau marché naîtra à un moment donné, qui combinera nos deux savoir-faire, et c’est pour cela que nous restons en contact.

Capital : Vous paraissez être plus intéressé par l’avenir de la télévision haute définition
Bill Gates : Le gouvernement américain a pris une décision très sensée en promouvant la norme de télévision numérique. J’ai été très heureux d’apprendre qu’on n’allait plus continuer à gaspiller notre argent avec ces systèmes analogiques. Tout du moins aux Etats-Unis
Je pense que le Japon et l’Europe vont, très bientôt, prendre exemple sur nous. Ainsi tout le monde sera équipé en numérique. Les systèmes ne seront pas forcément identiques mais ils seront suffisamment proches pour permettre de réaliser des projets communs.

Capital : Quelles conséquences vont en découler ?
Bill Gates : La diffusion des données numériques, ce n’est pas simplement celle des images vidéo animées. C’est aussi le transport des informations, essentiellement sous la forme de programmes. Que ce soit pour charger à distance des jeux vidéo, des logiciels de recherche de données, etc. On réfléchit beaucoup actuellement à ce que seront ces nouvelles applications. Mais nous ne sommes qu’une des nombreuses sociétés travaillant avec General Instruments et AT&T, en lice dans le cadre de l’appel d’offres lancé par les autorités fédérales pour le procédé américain de TVHD. On discute avec eux au plus haut niveau Et c’est tout à fait passionnant.

Capital : Estimez-vous qu’à terme télévision et micro-informatique vont converger ?
Bill Gates : Oui. Nous avons un projet important qu’on appelle parfois le «TVHD-PC». L’idée de base, c’est d’avoir accès à n’importe quelle vidéoconférence ou à toutes sortes d’interactions, avec l’information, comme nous l’avons déjà montré dans une vidéo, baptisée «l’information au bout de vos doigts». Il faudra attendre un certain temps avant que tout cela soit disponible.
De nombreuses technologies doivent être retravaillées et produites à moindre frais. Mais disons que ce sera prêt d’ici à cinq ou six ans. Avec tous ces nouveaux systèmes, le terme logiciel prend un sens beaucoup plus large et nous mettons notre savoir-faire à niveau. Le profil de Microsoft correspond tout à fait à ce projet. En outre, nous sommes en négociation avec Thomson, Philips et des sociétés japonaises, qui ont des chances de prendre part à la production de ces équipements.
Les machines et les programmes vont de pair. Ainsi les écrans plats et les processeurs ultrarapides aboutiront à de nouvelles applications qui nécessiteront à leur tour de nouveaux logiciels. Nous devons donc collaborer avec les sociétés qui fabriquent le matériel informatique pour connaître les possibilités et les limites de leurs machines, et créer des logiciels adaptés.
Microsoft a toujours étroitement collaboré avec des fabricants de puces comme Intel ou d’autres constructeurs de PC, de manière à essayer d’influer sur leur travail.

Capital : Sur quoi le multimédia pourrait-il déboucher ?
Bill Gates : On va avoir des écrans plats très peu coûteux et d’excellente qualité, ainsi que des câbles en fibre optique, dotés d’une capacité de transmission incroyable, qui arriveront dans chaque foyer. En fonction de ces nouvelles technologies, on pourra déterminer l’intérêt de telle ou telle nouvelle application. Je suis sûr qu’on va faire des découvertes impressionnantes. Mais ce qui me passionne, ce sont les banques d’images. Le fait, par exemple, de pouvoir interroger une machine sur différentes disciplines artistiques et jouer avec l’uvre d’artistes d’époques diverses.
Rien qu’en cliquant sur un menu, la machine vous montrera des séquences d’images. Vous lui dicterez la voie à suivre. Le fonctionnement sera très souple. Cela devrait amener à l’art un public beaucoup plus large.
Nous avons scanné intégralement l’œuvre de Van Gogh, à l’occasion d’une exposition, pour voir ce que pourrait donner ce type d’expérience. Cela a très bien marché, puis on est passé à d’autres sujets, moins grandioses. Nous avons ainsi réalisé 4 000 photos de voiliers et 4 000 d’alpinisme. Ce n’est qu’un début. La réalisation d’une base de données contenant un million d’images va encore prendre trois à quatre ans. Toute ces idées de vidéothèques interactives m’intéressent beaucoup. Cela revient très cher. Mais c’est fabuleux.

Capital : Pourquoi est-ce vous, à titre personnel, et non la société Microsoft, qui financez ces recherches ?
Bill Gates : Je ne sais pas encore très bien si cela restera une marotte ou deviendra une véritable industrie. La constitution de cette banque d’images va coûter plus de 50 millions de dollars (265 millions de francs). Et vous savez, nous n’aurons pas des droits exclusifs sur ces images : quelqu’un d’autre pourra donc aussi en constituer une. Alors on ne sait pas très bien si une société peut rentabiliser un tel investissement. On peut laisser les universités et les professeurs les utiliser, les mettre à la disposition du public Mais cela ne rapportera peut-être jamais d’argent. J’en ai parlé au conseil d’administration de Microsoft et nous avons décidé qu’il faudrait le réaliser par le biais d’une société séparée, IHS (Interactive Home Systems).

Capital : L’avenir de l’informatique, c’est donc le multimédia
Bill Gates : Chacun utilise le mot «multimédia» à sa manière. Les gens se sont habitués aux images, au son, au texte. Avoir tout à la fois, c’est une évolution naturelle. On pourra accéder à des données très riches aussi facilement qu’on obtient aujourd’hui des informations de base. Il est évident que les gens préféreront avoir des ordinateurs obéissant à la parole ou reconnaissant l’écriture manuscrite, le langage naturel Je peux vous garantir que le besoin est là.
La seule question est de savoir quand nous serons prêts en termes technologiques. C’est vrai que si quelqu’un ouvre un restaurant un peu original, il a plutôt intérêt à se demander, avant, s’il trouvera des clients ou pas. Mais, dans le domaine des nouvelles technologies, je n’ai aucun doute : les gens veulent être informés par des voies toujours plus efficaces, que ce soit pour leurs loisirs, leur formation ou leur travail.


Propos recueillis par Jacques Henno et François Vey
(traduction Sandra Golstein)

(article paru dans Capital en mars 1993)

La chute de la maison Drexel

En un an, la banque new-yorkaise Drexel Burnham Lambert a accumulé les procès et les amendes. Ses employés et ses actionnaires n’ont plus confiance.


Drexel Burnham Lambert a été frappée par la peste le 21 décembre 1988. Ce jour-là, la banque new-yorkaise a accepté de payer une amende de l’équivalent de 1,8 milliard de francs à la justice américaine et de restituer 2,1 milliards de francs à ses clients. Depuis, MM. Albert Frère et Gérard Eskenazi, les deux dirigeants du groupe belge Bruxelles Lambert, se demandent si leur investissement dans Drexel était une bonne idée. Jusqu’à cette date, ils avaient été ravis de posséder une participation — indirecte de 25 % – dans cette banque d’affaires, spécialisée dans les émissions de junk bonds
, ces fameuses «obligations pourries» utilisées aux Etats-Unis pour financer les opérations de LBO. En 1986, année record, Drexel avait gagné 7,1 milliards de francs (bénéfice avant impôt). Certes, l’exercice 1987 fut nettement moins bon, avec 2,4 milliards de francs seulement de résultat brut, mais la banque avait des excuses. Cette année-la, elle avait versé un salaire de 2,9 milliards de francs à son collaborateur fétiche, Michael Milken, qui était précisément l’inventeur des junk bonds.
Drexel était dans le collimateur de Gary Lynch, directeur à la SEC (Securities and Exchange Commission, l’équivalent de la Cob française), et de Rudolph Giuliani, le procureur de Manhattan, depuis l’inculpation en 1986 d’lvan Boesky, homme d’affaires new-yorkais. Accuse de délit d’initié, celui-ci avait décidé de collaborer avec la justice. En échange d’une réduction de peine, il avait« donné » les noms de plusieurs complices, dont Michael Milken et d’autres responsables de Drexel.
Pendant deux ans, la firme allait dépenser des sommes énormes à se défendre devant la justice par avocats interposés et à clamer son innocence dans les journaux à coups d’opérations de relations publiques. Rien n’y fit. Rudolph Giuliani avait la dent dure. Menacés par la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organization Act) qui permet de saisir les biens des inculpés, les responsables de Drexel avaient préféré plaider coupable et payer l’amende la plus élevée de l’histoire des Etats-Unis. Les ennuis ne faisaient que commencer.
L’année 1988 se solda par une perte nette d’un milliard de francs, liée a ce paiement et a la provision ouverte pour dédommager les clients.
Prévoyant un exercice 1989 difficile, Frederick H. Joseph, directeur général de Drexel, entreprit de trouver de l’argent frais en vendant ses activités de courtage grand public. Il ne trouva preneur que pour la moitié d’entre elles. En juillet, la banque était de nouveau compromise dans un scandale boursier, cette fois en Espagne. Le bureau de Madrid était accusé d’avoir utilisé plusieurs prête-noms.
Les junk bonds représentaient aux Etats-Unis un encours de l’équivalent de 1 200 milliards de francs. Ils stagnent à ce niveau depuis juillet dernier.
Leur progression, qui avait été fulgurante entre 1985 et 1988, s’est fortement ralentie depuis. Deux krachs boursiers sont survenus. Pendant quelques mois, ils ont rendu plus difficiles les appels au marché, quelle que soit leur nature. Mais surtout, une méfiance à long terme s’est instaurée vis-à-vis des «obligations pourries », victimes d’un mini série noire. Deux événements, survenus coup sur coup, ont fortement ébranlé le marché des junk bonds. A New York, le 15 janvier dernier, le conseil d’administration du groupe Campeau demandait à bénéficier de la protection du « chapitre 11 » (équivalent de la suspension des poursuites). La nouvelle était attendue depuis plusieurs jours. L’homme d’affaires canadien Robert Campeau avait acquis deux sociétés de distribution aux Etats-Unis, Allied Stores, en décembre 1986, et Federated Department Stores, en janvier 1988. Le tout pour 58 milliards de francs. L’opération, presque entièrement financée par des « obligations de pacotille », avait été mal montée. Entre autres bévues, les conseillers financiers de Robert Campeau avaient surestimé la valeur de revente des magasins.
Le 26 janvier, c’était au tour de RJR délais de donner des frayeurs aux investisseurs. Son rating (évaluation de la qualité de ses obligations) venait d’être abaissé. Motif : les analystes s’attendent à une baisse de ses bénéfices, ce qui remettrait en cause le refinancement de sa dette. La nouvelle entraîna une chute de 20 % des junk bonds de RJR.
En décembre 1988, le cabinet KKR avait lancé sur ce géant du tabac le plus audacieux LBO jamais réalisé aux Etats-Unis : 143 milliards de francs, dont 23 milliards en « obligations pourries ». Jusqu’à présent, Henry Kravis, le président de KKR, a respecté les délais que lui imposaient les banquiers pour le montage de ce LBO. Cela n’a pas été sans peine. Drexel était chef de file. L’opération a réussi à placer 23 milliards de francs d’« obligations de pacotille », mais l’émission s’est étendue de février à mai, et a reçu l’aide d’investisseurs japonais.
La communauté financière attend Kravis au prochain rendez-vous que lui ont fixe ses créanciers : RJR délais doit rembourser 29 milliards de francs au début de ce mois de février. Kravis s’est déclaré confiant, la vente de filiales de RJR ayant déjà rapporte aux Etats-Unis 30 milliards de francs.
En revanche, il n’a rien pu faire pour la Jim Walter Corporation, une entreprise de BTP que KKR avait achetée en août 1987 pour 14,5 milliards de francs. Le rééchelonnement de la dette de la Jim Walter Corps n’a pas été possible et ses dirigeants ont dû se mettre sous la protection du « chapitre 11 ». Les procès intentés par les anciens employés de la société ont fait plonger le cours des junk bonds levés par KKR.
Sur un marché déprimé par ces péripéties, Drexel Burnham Lambert doit faire face à une concurrence de plus en plus vive. La firme est toujours le premier émetteur de ce type de papier, mais sa part ne cesse de s’effriter. Elle était de 60 % à la fin de 1 985. Elle n’est plus que de 39 %.
Au temps de sa splendeur, Drexel employait 11 000 personnes. Les 5 300 employés qui lui restent n’ont pas le moral. Ils se sont débarrassés des titres Drexel qu’ils avaient reçus comme intéressement. La banque n’étant pas cotée en Bourse, elle était engagée à racheter ces actions.
En avril, Drexel a repris la participation (6 %) de Michael Milken. Saturée par ses propres actions, la firme new-yorkaise espérait pouvoir les revendre au groupe Bruxelles Lambert. Une proposition dans ce sens aurait été faite a MM. Albert Frère et Gérard Eskenazi. Ceux-ci ont refusé. Il y a un an, ils ont même diminué leurs participations : — Le groupe Bruxelles Lambert a ramené ses droits de vote dans notre société de 40 à 35 %, indique M. « Fred » Joseph. « Prudence », semblent dire MM. Frère et Eskenazi. Les ennuis de Drexel avec la justice ne sont peut-être pas terminés. Son nom vient de réapparaître dans deux affaires : la faillite d’une caisse d’épargne en Californie et la gestion suspecte d’une société pétrochimique de Dallas.
Jacques Henno
(article paru dans Valeurs Actuelles le 5 février 1990)

La prudence de Mickey

Le montage financier d’Euro Disneyland est à l’image des parcs d’attractions de Disney : pour voir la partie la plus intéressante, il faut passer en coulisse.

Disney World (Floride) ; 30 degrés à l’ombre et 80 % d’humidité. Le prési­dent d’Euro Disneyland, M. Robert Fitzpatrick, avait convié à Orlando le « gotha » de la finance européenne pour lui montrer ce qu’est une attraction Disney et lui expliquer le montage fi­nancier du parc de Marne-la-Vallée.

Grand, mince, quarante-neuf ans, « Bob » Fitzpatrick s’exprime dans un français au vocabulaire riche : bénéfi­ciaire d’une bourse du gouvernement français, il était venu achever ses études à Paris ; il y a rencontré sa future épouse.

Embauché en 1987 par Michael Eisner, président de Walt Disney Company, pour prendre la direction d’Euro Disneyland, il a dû, comme tous les nouveaux employés, revêtir le cos­tume d’un des personnages de Disney et se promener déguisé au milieu des touristes dans la peau de Dingo.

C’est sans doute son goût pour le théâtre et pour la perfection qui l’ont convaincu de rejoindre Mickey et compagnie.

— Chez Disney, nous faisons du théâtre de grande qualité. La magie sur scène exige beaucoup de travail en cou­lisse, glisse-t-il entre deux bouffées de cigarette.

Disney World, avec ses personnages, son château de La Belle au Bois Dor­mant et ses attractions amuse petits et grands enfants. L’envers du décor fas­cinerait plus d’un chef d’entreprise ou d’un ingénieur. La nuit, des centaines d’employés assurent l’entretien des pe­louses et des installations d’un domaine aussi grand que Paris, Neuilly et Bou­logne réunis.

Sous le Royaume magique, un des trois centres d’attractions de Disney World, s’étend une ville invisible. Les souterrains qui la quadrillent sont aussi fréquentés que les rues en surface. Des camionnettes viennent livrer leurs marchandises ; d’énormes conduites évacuent dans un bruit sourd les déchets aspirés comme des « pneuma­tiques » ; les employés se rendent à leur travail en musique et à l’abri des re­gards de la foule, qui avec ses oreilles de Mickey sous le bras, qui avec sa trompe de Jumbo sur l’épaule.

La majorité des 13 000 employés de Disney World porte un déguisement ou un uniforme. À raison de deux ou trois vêtements par personne, l’ensemble a engendré « la plus grande garde-robe du monde ». Juste à côté, la salle de contrôle. Une batterie d’ordinateurs surveille à distance les milliers d’au­tomates du Royaume magique.

Le « travail en coulisse » cher à M. Fitzpatrick ne se limite pas à la logistique. Il s’étend à tout ce qui est communication. Dans ce domaine, Walt Dis­ney Company ne fait pas tou­jours dans la dentelle. Elle donnerait plutôt dans la dé­magogie. Les soixante Euro­péens ont eu droit à un exposé sur la popularité de Mickey. Il était appuyé par la projection de diapositives. Elles mon­traient la visite de Mickey dans un hôpital. Le sourire ému d’une grabataire à qui il venait serrer la main mit la salle au bord des larmes.

A John Forsgren, trésorier de Walt Disney Company et conseiller financier d’Euro Disneyland, revenait la tâche d’exposer le montage finan­cier du projet de Marne-la-Vallée ; tâche pleine d’em­bûches.

Walt Disney Company (voir l’organigramme) contrôle à 100 % Euro Dis­neyland SA (société anonyme), qui dé­tient 49 % du capital d’Euro Disney­land SCA (société en commandite par actions) et 17 % du capital d’Euro Dis­neyland SNC (société en nom collectif). La SNC sera propriétaire du parc et le louera en crédit-bail à la SCA. Celle-ci bénéficie d’accords de licence pour uti­liser les personnages, la musique et les concepts mis au point par Walt Disney ; c’est elle qui exploitera le parc. 51 % de son capital seront introduits en Bourse à l’automne prochain. Elle sera gérée par Euro Disneyland SA, qui en sera l’associé commandité.

M. Forsgren a oublié l’existence d’une quatrième société, Euro Disney­land Participations SA. Filiale égale­ment à 100 % de Walt Disney Company, c’est elle, et non Euro Dis­neyland SA, qui possédera 17 % d’Euro Disneyland SNC.

Cette construction a l’avantage de sé­parer les filières exploitation et finan­cement du projet. En cas de difficulté de l’une ou de l’autre, la solidarité ne jouera pas.

La structure, un peu particulière, des sociétés en commandite revient à la mode. Yves Saint Laurent a choisi de s’introduire en Bourse sous cette forme le 6 juillet dernier. Entre autres avan­tages, les statuts des SCA permettent de nommer un gérant pratiquement ina­movible même s’il n’est que minori­taire dans le capital.

La Cob (Commission des opérations de Bourse), généralement méfiante vis-à-vis des SCA, a reconnu que dans le cas d’Euro Disneyland, la certitude d’avoir Walt Disney comme gérant, même à travers une filiale, était un gage de réussite. Elle a mis en avant le ca­ractère très particulier de l’activité des parcs de loisirs et le savoir-faire incon­testable de Walt Disney dans ce do­maine.

Mais la Cob ne s’est apparemment pas demandée pour quelles raisons Walt Disney Company n’avait pas pris directement 49 % de la SCA pour en devenir le gérant.

— La société gérante d’une SCA doit être une entreprise française, répond M. Forsgren. Voilà pourquoi nous avons créé Euro Disneyland SA.

L’argument est incomplet. N’im­porte quelle firme étrangère peut de­venir le gérant d’une SCA. Il lui suffit de demander une carte de commerçant français. L’inconvénient est que cela ne peut être fait que par une personne phy­sique, c’est-à-dire, dans le cas présent, par l’un des dirigeants de Walt Disney Company.

« Trop dangereux », se sont-ils dit. Car la responsabilité de l’associé gérant d’une SCA est illimitée.

Euro Disneyland SA est en fait une société écran dont la firme américaine n’est pas administrateur. Autrement dit, en cas de difficulté du parc de Marne-la-Vallée, la responsabilité de Walt Disney Company serait dégagée. Totalement.

— Tous les employés, tous les cadres de Walt Disney ont une seule idée en tête, faire qu’Euro Disneyland soit une totale réussite, affirme M. Robert Fitz­patrick.

Autre point que les responsables de Walt Disney n’abordent qu’avec réticence : Euro Disneyland SCA achète les terrains auprès d’Eparmarne, l’Etablis­sement public d’aménagement de Marne-la-Vallée, avant de les céder avec les installations du parc en VFA (vente en état futur d’achèvement) à Euro Dis­neyland SNC. Une fois construit, le parc sera rétrocédé à la SCA par la SNC, dans le cadre d’un crédit-bail de vingt ans.

L’avantage de ce procédé est évident. La construction du parc sera financée par la SNC, ce qui représente autant de frais en moins pour la SCA. Elle n’aura qu’un loyer annuel à verser. Cela de­vrait lui permettre d’être rentable et de verser un dividende dès 1992, première année d’exploitation du parc.

Le capital de la SNC est de 2 milliards de francs. Il sera réparti entre plusieurs banques et divers investisseurs. Parmi eux, la Société du Louvre, pour 10 %.

Jacques Henno

(article paru dans l’hebdomadaire Valeurs Actuelles le 31 juillet 1989)

Le montage financier : cliquez sur la photo pour l’agrandir.

Montage Financier Disney Paris
Montage Financier Disney Paris

Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?

Article paru Page 2 – LE MONDE – daté du Mardi 3 septembre 1985

Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?


Dans la nouvelle génération, les créateurs sont portés par la vague. En France, ils hésitent à créer une affaire et restent à l’abri de sociétés bien établies

par JACQUES HENNO (*)

En théorie, tous les clignotants semblent au vert pour que notre génération, toutes formations confondues, soit une des plus entreprenantes de l’après-guerre. Pour nous, le défi ne sera pas de reconstruire la France après un conflit mais de faire naître une France de l’après-crise; « crise », mot que nous ne cessons de lire et d’entendre depuis notre enfance, réalité à laquelle nous nous sommes adaptés mais non pas soumis.

Oppressée par ce poids, cette génération a, paraît-il, volonté de se battre et de se réaliser. Et quelle plus belle réalisation pour ces jeunes que de créer une entreprise, encouragés par des pouvoirs publics à la recherche de toute solution au chômage, et éclairés par des exemples venus des Etats-Unis ? Réaliser son ego en imitant ses modèles américains et tout en rendant service à la collectivité est désormais possible en France. Qu’on se le dise ! C’est d’ailleurs ce qu’a écrit Paul Thibaud dans Esprit (1) : « L’esprit d’entreprise où Schumpeter voyait l’essence du capitalisme, mais dont il déplorait l’impopularité rédhibitoire, semble avoir trouvé pour la première fois un écho culturel et une vraie base de masse, d’origine imprévue mais plus prometteuse, moins coincée culturellement, moins aigrie, plus sûre peut-être que ne l’étaient jadis les petits boutiquiers, une base de masse jeune et séduisante, californienne par les désirs et les rêves

Vers les idées conventionnelles

Reste à définir cette « masse jeune et séduisante » : faut-il la chercher parmi les 28 % des 15 à 24 ans qui sont au chômage en France, parmi les étudiants des facultés et universités ou parmi les élèves des grandes écoles de commerce et autre? Réputés brillants, formés à la gestion moderne, habitués à côtoyer les nouvelles technologies, ces derniers devraient pouvoir réaliser facilement les prétendues aspirations de leurs contemporains. S’ils ne le font pas, ils devront endurer les remarques des hommes politiques et des journalistes, qui se chargeront ainsi d’exprimer les reproches de la nation envers une élite ayant tout pour réussir dans la création d’entreprises. Les responsabilités de cette prétendue élite sont lourdes en terme de lutte contre le chômage : ayant eu la chance de poursuivre des études, n’avons-nous pas une dette à l’égard de ceux de notre âge qui sont sans emploi ? C’est ce que semblait dire Jacques Fontaine, commentant un sondage effectué auprès des élèves des classes terminales des grandes écoles d’ingénieurs et de gestion : « France, voici tes jeunes gens, sans doute brillants, mais plutôt immatures, davantage attachés à la satisfaction de leur ego qu’à l’exercice des solidarités. Il n’est pas sûr qu’ils soient les battants inquiets, les hargneux généreux dont tu as aujourd’hui le plus besoin (2). »
Ce sondage montre un retour de cette portion de la jeunesse française vers les idées conventionnelles, la grande entreprise, le bonheur familial et un certain rejet des projets aventureux ou des grands dévouements, ce qui semble donner raison à Raymond Barre. Cependant ils ont à leur défense le « recentrage » ambiant de la population française, l’attrait des salaires offerts par les sociétés importantes, un mythe du cadre supérieur qui n’est pas mort et un discours pour le moins condescendant envers la création d’entreprises tenu au sein même de leur établissement : « Créer, ce n’est pas sorcier, mais HEC va plus loin, elle se pose le problème de la relève des dirigeants d’entreprise (3). »
Peut-être y a-t-il là le début d’une vérité, à savoir que ces jeunes ne sont pas assez modestes pour daigner se mouiller dans la création et en affronter les risques. La solution pour l’économie française serait donc bien d’utiliser leurs compétences pour conseiller les véritables créateurs d’entreprises, et remplacer les dirigeants. Quant à leur imagination, elle trouvera peut-être à s’exprimer dans ce que les Américains dénomment 1’« intrapreneur-ship », c’est-à-dire la possibilité d’entreprendre et de créer au sein des grandes sociétés (4). Cela semble une manière efficace de récupérer l’individualisme créatif dont nous faisons, paraît-il, preuve et que des compagnies françaises (le groupe Lesieur, par exemple) commencent à prendre en compte.
Des études ont montré que les créateurs d’entreprises qui avaient le mieux réussi souffraient tous ou avaient tous souffert d’un déséquilibre psychologique dans leur vie (5). Sans doute faut-il voir là le véritable élan nécessaire à toute création économique, plutôt qu’un passage dans les écoles de commerce françaises, écoles qui, du fait de l’âge de leurs élèves, sont des lieux d’études avant d’entrer sur le marché du travail et non, comme leurs équivalents nord-américains, des occasions de réflexion sur une précédente expérience professionnelle : notre système favorise la compréhension plutôt que l’expérimentation. Or qu’est fonder une entreprise si ce n’est essayer ?

(*) Etudiant.
(1) Numéro de décembre 1984.
(2) « A quoi rêvent les futurs manageurs ? », l’Expansion 21 juin-4 juillet 1985.
(3) Propos tenus par Robert Papin, responsable de l’option – entrepreneurs d’HEC et rapportes par Hélène Crie dans « Des étudiants au service des créateurs », Défi n° 17.
(4) « Here The Intrapreneurs », Time, 4 février 1985. Un des plus fameux exemples d’« intrapreneurship » est le développement de l’ordinateur personnel d’IBM au sein d’une division autonome spécialement créée à cet effet.
(5) A. David Silver, « The Entrepreneurial Life », New-York, John Wiley and Sons, 1983.

«Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?» Le Monde Mardi 3 septembre 1985
«Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?» Le Monde Mardi 3 septembre 1985