Edition : le marketing californien

Chaque été, Stanford, l’une des plus prestigieuses universités américaines, organise une session de dix jours de cours à l’intention d’éditeurs venus du monde entier.

Jacques Henno écoute Martin Levin, 80 ans bien frappés, dans un amphithéâtre de l’université Stanford, en juillet 2003, dans le cadre du SPPC (Stanford Professional Publishing Course). D. R.



Article paru dans le magazine Lire le 30 novembre 2003


Ils sont tous là, assis devant moi dans un amphithéâtre de l’université Stanford, en Californie: cinquante-cinq éditeurs, américains, bien sûr, mais aussi allemands, colombiens, espagnols, finlandais, indiens, japonais, sud-africains… redevenus simples étudiants pour assister au «Stanford Professional Publishing Course» (SPPC, cours de Stanford pour les professionnels de l’édition). Aujourd’hui, samedi 26 juillet, c’est la fin des classes et la présentation des travaux en groupe. Huit équipes ont planché, parfois tard dans la nuit, sur le lancement d’une collection. Mon groupe est le deuxième à passer et je suis chargé d’en résumer la stratégie marketing. Les profs nous ont prévenus: nous serons jugés aussi bien sur l’originalité de nos idées que sur notre humour. Alors je force un peu sur mon accent, déjà bien franchouillard, et je caricature le dernier intervenant américain de la veille : gesticulations en tous sens, coups de poing sur la table pour souligner mes propos… La salle est pliée en deux et l’un des membres du jury me lance un triple «bravo». Bon présage, puisque nous décrocherons la deuxième place.
Mais je ne saurai jamais si ce résultat récompense notre concept de livres pour jeunes diplômés ou nos talents d’acteur…
Fond ou forme ? L’éternelle question m’a taraudé pendant tout le séminaire. D’abord, au sujet des cours : certains intervenants étaient remarquables, mais il y avait aussi de parfaits faiseurs. Ensuite, par rapport au métier même d’éditeur : les Américains que j’ai rencontrés estiment que le marché du livre est saturé et que, dans ce contexte, ce qui fait un bon ouvrage, ce n’est pas tant son contenu que le marketing ou la communication qui l’entourent.
Ce malthusianisme ne colle pas, bizarrement, à la réputation plutôt progressiste de Stanford. Cette université privée, située à une quarantaine de kilomètres au sud de San Francisco, est considérée comme une des cinq meilleures facs des Etats-Unis en sciences ou en management. Dix-sept Prix Nobel de chimie, d’économie ou de physique enseignent sur son magnifique campus, mélange de bâtiments néoclassiques en pierres de grès et d’immeubles modernes en béton ocre, bordés de palmiers, de séquoias et d’eucalyptus.
Stanford passe pour donner d’assez bons cours de littérature ou de journalisme. Dès sa création en 1978, le SPPC, le séminaire d’été sur l’édition, attira des «étudiants» de tous les pays. Il est vrai que ce diplôme est pratiquement unique au monde. Des centaines d’éditeurs sont venus ici se remettre à niveau en publicité, finance, droit ou design.
Parmi eux, des pontes de Dunod, Flammarion, France Loisirs, Hachette, Play Bac… Pour moi, journaliste et auteur qui souhaite me lancer dans l’édition, cela semblait donc être la formation idéale. Le premier contact, cependant, me laisse perplexe : Martin Levin, avocat et ancien président des éditions Times-Mirror, explique pendant toute une journée le marché américain. Le bonhomme, qui a 80 ans bien frappés, ne se fatigue pas. D’une voix monotone, il enfile les banalités : «Si vous voulez vendre les droits de vos livres à des maisons américaines, allez à la Foire du livre de Francfort»…
Heureusement, la plupart des cours suivants seront passionnants. George Gibson nous a fait partager ses joies et angoisses d’éditeur, Margaret Neale, son art de la négociation. Nigel Holmes, spécialiste de l’illustration, nous a fait mourir de rire en nous prouvant, dessins sur son tee-shirt à l’appui, qu’un estomac humain pouvait contenir cinquante hot dogs ! Quant à Alberto Vitale, un Italien qui a dirigé pendant neuf ans Random House, une des plus grandes maisons d’édition américaines, il était très attendu pour sa conférence sur l’avenir de l’édition. Malheureusement, il a passé une heure à aboyer, sans donner d’exemple, que «the future of book is Digital» l’avenir du livre c’est le numérique). Pas très nouveau ni très étayé.
Je sais gré, cependant, à Alberto d’une chose. Il est le seul des quarante intervenants à avouer que « le marché du livre compte seulement 12 millions d’acheteurs réguliers aux Etats-Unis, et 3 millions en France ; il est saturé et cela ne va pas s’arranger: la lecture est de plus en plus concurrencée par les médias électroniques… ».
De fait, cet inquiétant constat a sous-tendu tout le stage. Un résumé du SPPC serait en effet : «Dans un marché aussi encombré, la forme prime sur le fond. » Aucun prof, par exemple, n’a abordé l’écriture ou l’editing des textes. A croire que le contenu et les auteurs n’ont pas beaucoup d’importance… Lorsque Amy Rhodes, vice-présidente de Rodale, un éditeur spécialisé dans les livres de santé, nous présenta son succès de l’année, The South Beach Cookbook (plus de 900 000 exemplaires imprimés, cinq mois parmi les best-sellers du New York Times…), elle reconnut que « ce livre de régime était bon, mais pas si excellent que cela». Et elle ne mentionna le nom de l’auteur, le cardiologue Arthur Agatston, que pour préciser qu’il n’était pas très doué pour les interviews avec la presse.
Plus grossier encore: lors de la remise d’un prix littéraire, organisé pendant le SPPC en mémoire de l’écrivain William Saroyan, l’animateur de la soirée invita les deux finalistes présents, Jonathan Foer et Adam Rapp, à monter sur scène, les laissa s’approcher, puis renvoya Rapp d’un blessant : « Vous n’avez pas gagné, vous pouvez vous rasseoir. »
Peu de place pour les auteurs, donc, mais, en revanche, tous les autres corps de métier furent dignement accueillis. Pas moins de quatre directeurs artistiques vinrent commenter les couvertures de livres qui se vendent ou qui ne se vendent pas. Deux experts ès Internet nous expliquèrent ce qu’il fallait mettre en ligne et il n’y eut pas moins de quatre cours sur la distribution. Enfin, Amy Rhodes bénéficia de deux heures pour décrire, avec volupté, toutes ses actions de communication pour The South Beach Diet Cookbook, depuis les 180 000 euros dépensés en publicité jusqu’aux 5 millions de lettres envoyées dans les foyers américains, en passant par la pastille jaune (« Lose belly fat first », Perdez vite du ventre) collée sur la couverture: « Très efficace ! »
Je vais mettre un autocollant jaune sur le classeur regroupant les notes que j’ai prises pendant le SPPC : «Perdez vite vos illusions. »

Jacques Henno