C’est l’une des plus belles success stories américaines du moment. A 30 ans, les inventeurs du célèbre annuaire du Net sont déjà multimilliardaires.
De notre envoyé spécial en Californie, Jacques Henno
Construit au milieu des pins, à 40 kilomètres au sud de San Francisco, ce long bâtiment marron est l’un des plus sûrs de la Silicon Valley. Trois ingénieurs veillent en permanence sur l’édifice, monté sur de gigantesques amortisseurs antisismiques. En cas d’alerte au feu, ils ont ordre de déguerpir : un gaz mortel, le halon 1301, envahirait aussitôt les installations pour étouffer l’incendie et protéger les ordinateurs qu’elles abritent. Car si l’un d’eux tombait en panne, des millions d’internautes se retrouveraient perdus dans le «cyberespace». Ces machines, propriétés d’une société de services, hébergent en effet des centaines de serveurs Internet, dont celui de Yahoo!, le site Web le plus populaire de la planète. Cet annuaire compte à lui seul plus de 40 millions d’utilisateurs.
Vous vous intéressez aux poissons volants, aux frasques de Bill Clinton, aux prévisions météo ou au commerce électronique ? En vous connectant sur Yahoo!, vous accéderez sans peine à tous les services du réseau. Les Américains appellent d’ailleurs «portal» (portail) ce type de site. Il en existe des centaines d’autres : Hot Bot, Infoseek aux Etats-Unis, Nomade en France, pour ne citer que les plus connus. Mais, partout où il s’est implanté, Yahoo! est numéro 1 ou 2 de la spécialité. D’où l’incroyable envolée de l’action, introduite en Bourse en 1996. Fin 1998, elle cotait plus de 1 300 francs au Nasdaq, le marché américain des valeurs high-tech. Ce qui valorisait l’entreprise à 135 milliards de francs. Plus qu’Alcatel ou LVMH, alors que Yahoo! n’emploie que 700 personnes, réalise à peine 1,1 milliard de francs de chiffre d’affaires annuel et a dégagé ses premiers profits en 1998. Jusqu’à présent, tous les bénéfices d’exploitation ont en effet été engloutis dans des acquisitions, afin d’accélérer le rythme de la croissance.
Les spéculateurs sont-ils devenus fous ? Ils anticipent en tout cas une explosion des revenus de la société. Comme tout moteur de recherche, Yahoo! se finance en commercialisant des espaces publicitaires et, surtout, en prélevant une dîme sur les ventes réalisées via son site. Pour l’instant, ce média reste marginal. En 1998, à peine 10 milliards de francs ont été dépensés dans le monde en publicité sur le Web. Mais ces chiffres devraient décupler dans les prochaines années, car l’audience du Net grimpe en flèche. En 1997, la planète comptait 79 millions d’internautes. En 2002, ils seront plus de 300 millions !
Inévitablement, cet essor dopera l’activité de Yahoo!. Ses performances, d’ailleurs, sont déjà exceptionnelles : sa marge brute d’exploitation dépasse 30% (20% chez LVMH). «Internet est un média qui nécessite très peu d’investissements, explique Lanny Baker, analyste chez Salomon Smith Barney, à San Francisco. Et Yahoo! est une des firmes les mieux gérées que je connaisse.» Pourtant, lorsqu’on arrive au siège, à Santa Clara, au coeur de la Silicon Valley, on croit débarquer chez des potaches. 500 salariés y travaillent dans un capharnaüm indescriptible flippers, bouées de sauvetage, squelettes en plastique. Jonché de vêtements sales, le bureau de David Filo, un des deux fondateurs, ressemble à une chambre d’étudiant. Et son associé, Jerry Yang, qui s’est baptisé «chef Yahoo!» sur sa carte de visite, affiche une décontraction toute californienne. «Mon âge ? 30 ans, annonce d’emblée cet Américain sans complexe né à Taïwan. Ma fortune ? Je possède 11% des actions de la société, soit, sur le papier, 2,7 milliards de dollars.»
Fabuleux destin ! Il y a encore cinq ans, Jerry Yang et David Filo étaient étudiants à Stanford. La célèbre université californienne avait mis à leur disposition un bureau et un ordinateur dans une caravane. Les deux copains consacraient tous leurs loisirs à surfer sur le Web. «Nous avions beaucoup de mal à dénicher des sites intéressants, se souvient Jerry Yang. Aussi, en avril 1994, nous avons créé un index regroupant nos serveurs préférés et l’avons mis à la disposition des autres internautes.» Succès immédiat. Car les moteurs de recherche de l’époque n’étaient pas très efficaces. L’utilisateur entrait quelques mots clés (par exemple, James Bond), puis se retrouvait avec une liste d’une centaine de serveurs Web, qu’il devait trier. Alors que, dans la base de données réalisée par Filo et Yang, les informations étaient soigneusement rangées par thèmes, grâce à une classification arborescente : pour obtenir des renseignements sur l’agent 007, il suffisait de cliquer sur la catégorie «loisirs-culture», puis sur «films» et enfin «genre : action».
Nos deux étudiants se sont vite rendu compte que leur trouvaille valait de l’or : début 1995, les visiteurs se bousculaient dans leur caravane. Steve Case, le patron d’AOL, premier fournisseur d’accès à Internet dans le monde et, aujourd’hui, principal concurrent, leur proposa 11 millions de francs pour leur annuaire, tandis que les «VC» («venture-capitalists») les pressaient de créer leur propre société. Parmi eux, Michael Moritz, de Sequoia Capital.
«J’ai tout de suite compris que David et Jerry venaient de créer un média révolutionnaire, se souvient cet ancien journaliste, reconverti dans la finance. Et j’ai mis à leur disposition 1 million de dollars.» Ses deux poulains se laissèrent convaincre de monter leur boîte, mais à une condition : qu’ils n’assument pas la direction opérationnelle de l’entreprise.
Le 5 avril 1995, les statuts de Yahoo! étaient déposés. Traduction : «Yet another hierarchical officious oracle» (Encore un autre oracle trop zélé et hiérarchique). «Une blague que seuls David et moi pouvons comprendre», sourit Jerry Yang. «Ce cri du coeur est un superbe nom commercial», se félicite Tim Koogle, président depuis août 1995. A 47 ans, cet ancien cadre de Motorola fait figure d’aïeul dans une entreprise où la moyenne d’âge ne dépasse pas 28 ans. A peine recruté par Michael Moritz, il s’est employé à transformer ce qui n’était encore qu’un hobby d’étudiants en vrai business.
Sa stratégie s’appuie sur trois axes de développement. «Nous devons fournir du contenu rédactionnel, en assurer la distribution et faire connaître notre marque», résume Jeff Mallett, 34 ans, directeur général. En matière de management, la maison s’est fixé deux règles d’or. Un : «Dépenser le moins possible, afin de ne pas s’endetter», martèle Gary Valenzuela, un autre «papy» de 41 ans, directeur financier. Deux : «Etre fun. Nous tenons à garder notre image décalée, qui plaît aux
30-35 ans, principale tranche d’âge des internautes», poursuit Karen Edwards, directrice du marketing.
Ainsi, à chaque Noël, la page d’accueil de Yahoo! s’orne de boules ou de feuilles de houx. «Sympa, non ?», lance Srinija Srinivasan, qui, à 27 ans, est «ontological Yahoo!», responsable du contenu rédactionnel. L’annuaire proprement dit est réalisé, à peu de frais, par les «surfeurs». Ils sont une centaine au siège californien et une dizaine dans chaque filiale. Payés au lance-pierre (7 370 francs net par mois en France), ils passent leur temps à repérer de nouveaux sites. Yahoo! en a répertorié 1 million aux Etats-Unis et 55 000 en France.
Quant aux informations pratiques, comme les prévisions météo, elles sont fournies par 300 prestataires extérieurs. Dans 85% des cas, Yahoo! les obtient gratuitement. «C’est un échange : ces prestataires nous donnent leurs « contenus », nous leur apportons notre audience, donc de la notoriété», explique Grégoire Clémencin, producteur de Yahoo! France.
Seuls les services personnalisés, comme Yahoo.mail (les boîtes aux lettres mises à la disposition des internautes), sont réalisés en interne. Pour distancer la concurrence, les spécialistes de la maison ne manquent pas d’idées. Ils viennent par exemple d’acquérir une technologie mise au point par un Français, Philippe Kahn, qui permet de gérer son agenda sur Yahoo!, puis de le télécharger sur un ordinateur portable.
Astuce : pour accéder à ces services, il faut décliner nom, âge, e-mail et centres d’intérêt. L’entreprise a ainsi mis en fiche 25 millions d’internautes. «Grâce à ces données, nous pourrons bientôt afficher les publicités en fonction du profil des utilisateurs», confie Jeff Mallett. Ainsi, chaque fois qu’un célibataire, passionné de plongée, se connectera, Yahoo! l’identifiera et enverra sur son écran une publicité du genre Club Med. Aujourd’hui, les 1 500 annonceurs du site (IBM, Toyota, Dior) peuvent simplement acheter un bandeau qui apparaît systématiquement sur la page d’accueil ou uniquement lorsque l’utilisateur clique sur certains mots clés (ordinateurs, voitures). Une semaine de présence sur Yahoo! France coûte plus de 85 000 francs.
Le deuxième axe stratégique de l’entreprise consiste à contrôler sa «distribution» pour être accessible à tous les internautes. Cela suppose la création de filiales à l’étranger et des accords avec les fabricants d’ordinateurs ou les fournisseurs d’accès à Internet, pour que Yahoo! ait la priorité sur ses concurrents.
Sur le premier point, la firme californienne a de l’avance sur ses rivaux, puisqu’elle est présente dans quatorze pays (Allemagne, Espagne, Australie, Corée). Elle s’est internationalisée dès 1996, avec l’aide de son principal actionnaire, Softbank, un holding japonais. Yahoo! France, par exemple, a été hébergé pendant un an et demi dans les locaux parisiens de Ziff-Davis, un éditeur de revues informatiques, filiale du groupe japonais. Il n’y a pas de petites économies
En revanche, le référencement constitue la principale faiblesse de la firme américaine. Jusqu’ici, ses dirigeants avaient surtout misé sur la solidarité. La plupart des internautes, lorsque Yahoo! répertorie leur site, renvoient la balle en créant un «lien» qui oriente leurs visiteurs vers le moteur de recherche. Plus de 1 million de documents contiennent ainsi un renvoi automatique sur Yahoo!. Mais cela ne suffit plus. La plupart des concurrents ont passé des accords avec des constructeurs informatiques ou des fournisseurs d’accès. Exemple : dans quelques semaines, les micro-ordinateurs Dell achetés aux Etats-Unis et au Canada se connecteront automatiquement sur AOL. Yahoo!, de son côté, n’a conclu que des alliances ponctuelles avec Compaq aux Etats-Unis ou British Telecoms en Grande-Bretagne. «Mais nous allons nous rattraper en 1999», annonce Fabiola Arredondo, 32 ans, directrice générale pour l’Europe, basée à Londres.
Dernière priorité : l’image. 90% des utilisateurs du Web connaissent déjà la marque. «Mais notre taux de notoriété tombe à 40% auprès du public qui envisage de s’abonner à Internet, précise Karen Edwards, la directrice du marketing. Ces clients potentiels constituent notre cible prioritaire.» Là encore, tous les moyens sont bons. Ainsi, pendant la dernière «gay pride» de San Francisco, des employés brandissant des pancartes Yahoo! ont défilé au milieu des homosexuels. De même, un échange original vient d’être négocié avec la série télévisée «Urgences» : Yahoo! fournit des accès Internet et quand, au cours des épisodes, les acteurs se brancheront sur le Web, le site apparaîtra clairement à l’écran. Autre exemple : en septembre dernier, la firme a loué un stand à la Fête de «l’Humanité». Il a été pris d’assaut. Non pas parce qu’il s’agissait d’une affreuse entreprise capitaliste. Mais par curiosité : les visiteurs étaient fascinés par Internet. Pari gagné.
Jacques Henno
Article paru dans Capital en février 1999
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