La méthode Chaid, vous connaissez ? C’est ce qui se fait actuellement de plus pointu en marketing : un outil d’analyse statistique qui permet de cibler les messages promotionnels avec une précision diabolique. Sony France vient de l’utiliser pour son dernier mailing. Début septembre, 130 000 adolescents ont reçu un bon de réduction de 40 francs pour Tekken 3, un jeu vidéo de combat conçu pour la console PlayStation. Les ordinateurs n’ont sélectionné que des gamins qui n’avaient pas encore acheté ce genre de logiciels mais qui, selon toute vraisemblance, s’apprêtaient à le faire. Pour cela, ils ont d’abord identifié, parmi les 350 000 jeunes fans de la Play-Station, ceux qui possédaient déjà un jeu de bagarre, ont déterminé leur profil (ils ne lisent pas de magazines auto, ils reçoivent la télévision par câble), puis ont appliqué ces critères au reste du fichier avant de sortir les 130 000 heureux élus. Au total, Sony France a prévu d’envoyer cinq mailings similaires par an à ses joueurs, supposés fidèles. Coût par mailing : près de 1,5 million de francs.
Une première ? Pas du tout : les opérations comme celle-ci sont devenues monnaie courante. Tous les trimestres, Danone envoie des bons de réduction personnalisés à 2,5 millions de foyers français, et chez Bouygues Telecom, un logiciel dernier cri repère les abonnés sur le point de passer à la concurrence (lire ci-contre). Objectif ? Fidéliser les clients, un leitmotiv dans l’air du temps.
Lors de la crise du début des années 90, les industriels ont cherché à rentabiliser au maximum leurs investissements promotionnels. Et ils se sont aperçus que fidéliser un client revenait trois à cinq fois moins cher que d’en recruter un nouveau. A condition de lui accorder, comme avantages, autre chose que de l’argent ou des produits gratuits. La plupart des marques s’y sont mises, et même des entreprises comme la SNCF. «Au point qu’aujourd’hui chaque famille française possède au moins trois cartes de fidélité différentes», estime Jean-Yves Granger, cofondateur de C-Link, une société spécialisée. Mais les «programmes de fide» (de fidélisation), comme disent les spécialistes, n’ont plus rien à voir avec les opérations bricolées par les stations-service dans les années 60 ou 70 (points Shell, cadeaux Total). Ils sont désormais élaborés avec une rigueur quasi scientifique, en cinq étapes.
Premier stade : définir une cible. Fini, l’époque où les opérations de fidélisation s’adressaient à tout le monde. Compte tenu de leur coût, elles ne visent plus que les meilleurs clients, ceux que les experts en marketing appellent les «20/80» (les 20% de consommateurs qui assurent 80% du chiffre d’affaires). «Nous avons identifié trois types de population : les « bons » clients qui dépensent plus de 4 000 francs par voyage et par personne, les « moyens » (entre 2 000 francs et 4 000 francs) et les autres ; c’est la première cible qui nous intéresse», explique Lionel Bensimon, le «Monsieur fidélisation» de Nouvelles Frontières. Quant au groupe Danone, il ne s’adresse qu’aux Français qui consacrent plus de 5 000 francs par an à leurs achats de yaourts, bières, eaux minérales, biscuits et autres plats cuisinés.
Deuxième étape : le «tracking», c’est-à-dire la recherche des adresses des consommateurs correspondant à la cible. Pour les tour-opérateurs, qui conservent sur informatique les dossiers de leurs voyageurs, c’est assez simple. Les groupes de distribution, eux, peuvent émettre des cartes de fidélité : les acheteurs remplissent un dossier d’inscription, avec leurs coordonnées, reçoivent leur carte par la poste, puis la présentent chaque fois qu’ils viennent en magasin. Les choses se compliquent pour les fabricants de biens de grande consommation qui n’ont pas de contact direct avec leurs clients. «Pour recueillir, en trois ans, 2,5 millions d’adresses, nous avons dû faire feu de tout bois», soupire Philippe Rambaud, directeur marketing chez Danone. Les informations achetées auprès de sociétés extérieures (méga-bases de données Consodata ou Calyx, fichier Cadeaux Naissance) ont été croisées avec les renseignements fournis par Danone Conseil, le service consommateurs du groupe, et avec des questionnaires insérés dans les produits maison ou publiés dans la presse.
La troisième étape, le choix des outils de fidélisation, est la plus délicate. Ne donner aux clients sélectionnés que des babioles est économique mais peu efficace. Lustucru, qui envoyait trois fois par an un magazine de six pages en couleurs, «Plaisirs et promotions», à ses 300 000 plus gros consommateurs, vient d’arrêter. Mais l’excès inverse couvrir ses fidèles de cadeaux s’avère vite ruineux. Total a déboursé jusqu’à 40 millions de francs par an, rien qu’en frais d’assurances, pour sa carte Club Total, qui offrait à chaque plein d’essence quinze jours d’assistance gratuite. «Il ne faut pas se focaliser sur l’aspect « récompense », conseille Jean-Marc Cuenin, P-DG de Teasing, une agence en conseil en marketing direct et fidélisation. Certes, les consommateurs y sont sensibles, mais ils veulent, en plus, de l’information et des services personnalisés.»
Poussant cette logique jusqu’au bout, les responsables de Nouvelles Frontières ont supprimé tout avantage financier. Les «grands voyageurs» reçoivent, chaque semestre, un catalogue spécifique et bénéficient d’un meilleur accueil dans les avions ainsi que dans les hôtels Nouvelles Frontières. Les magasins Morgan ont choisi une formule mixte, information plus réduction. Trois fois par an, la marque de prêt-à-porter envoie une lettre d’information et un bon de réduction de 100 francs à ses 30 000 meilleures clientes.
Idem pour le groupe Danone, mais sur une tout autre échelle. Chaque trimestre, il expédie à ses 2,5 millions de fidèles «Danoé», un «consumer magazine» (journal de consommateurs, lire Capital n° 70) de 36 pages, bourré d’informations sur Evian ou LU, bien sûr, mais aussi de conseils pratiques et d’invitations à des visites d’usines. Le tout accompagné de coupons de réduction, pour permettre aux foyers ciblés de découvrir de nouveaux yaourts ou biscuits. Coût estimé de l’ensemble de ces mailings : plus de 100 millions de francs par an.
Reste quatrième étape à mesurer l’impact de toutes ces opérations. C’est assez facile, en tout cas d’après les statisticiens. Il suffit d’évaluer l’écart entre les dépenses effectuées par des foyers témoins, non concernés par le programme de «fide», et celles des familles «fidélisées». Morgan, Nouvelles Frontières, Sony, entre autres, ont mis en place de telles procédures de contrôle. Toutes les marques se déclarent satisfaites des résultats, mais ne communiquent aucun chiffre précis. Seul Richard Brunois, du département marketing de Sony France, se montre relativement prolixe : «Un franc investi en fidélisation rapporte jusqu’à 5,74 francs de chiffre d’affaires supplémentaires», révèle-t-il.
De toute façon, ces résultats, bons ou mauvais, sont améliorables, grâce à la cinquième et dernière étape, le «pilotage» de la base de données. Le fichier clients est constamment enrichi : remontée des coupons, taux d’utilisation des cartes de fidélité, fréquence d’achats, catégories de produits achetés. Grâce à ces informations, on peut suivre les réactions des familles. Celles sur lesquelles la «fide» n’a aucune influence sont retirées du fichier. Celles qui restent sont soignées aux petits oignons. Première option : soumettre leurs dépenses à une simple analyse statistique, ce qui permet d’affiner les offres promotionnelles. Danone dispose, par exemple, de 250 combinaisons différentes pour les bons de réduction joints à son consumer magazine. Les parents de jeunes bébés reçoivent des coupons pour Blédina, tandis que les mères de famille nombreuse se voient proposer des plats cuisinés Marie.
Mais, pour l’instant, le «must» demeure l’analyse prédictive, censée révéler le comportement futur des consommateurs. Deux outils existent actuellement sur le marché : la méthode Chaid, choisie, on l’a vu, par Sony France, et l’analyse neuronale, un système informatique beaucoup plus difficile à manier. Parmi ses utilisateurs, on trouve l’Unicef (fonds des Nations unies pour l’enfance), qui s’en sert pour relancer ses donateurs. Car, désormais, la fidélisation peut s’appliquer dans tous les domaines. A quand une opération de «fide» pour un parti politique en manque d’argent frais ?
Jacques Henno n
Traiter les plus gros acheteurs comme des VIP
Le département «fidélisation» de Nouvelles Frontières occupe dix spécialistes à temps partiel. Trois personnes en interne, plus sept chez des prestataires extérieurs. Leur priorité ? Séduire les 40 000 clients les plus rentables du tour-opérateur, ceux qui, au cours des trois dernières années, ont acheté au moins trois voyages et dépensé, à chaque fois, plus de 4 000 francs par personne. Ceux-là ont droit à beaucoup d’attentions, mais jamais à des primes. «Plutôt que des voyages gratuits, nous préférons leur offrir des services supplémentaires», explique Lionel Bensimon, le directeur du programme. Au menu : surclassement en avion, accueil VIP dans les hôtels et même la possibilité de faire garder son chien !Cible idéale : les 20% de clients qui font 80% des ventes
Appeler les abonnés qui sont sur le point de passer à la concurrence
Comme chez tous les opérateurs de téléphone mobile, 20% des clients de Bouygues Telecom (ils sont 900 000 actuellement) résilient chaque année leur abonnement. Soit un manque à gagner de plus de 300 millions de francs. Pour le réduire, l’entreprise a acquis, auprès de SLP Infoware, un logiciel révolutionnaire. «Il identifie les clients sur le point de nous quitter en croisant des critères comme l’âge ou le niveau de consommation», révèle Laurent Brandon-Drillien, responsable clientèle. Un commercial les appelle ensuite pour leur proposer divers avantages (nouveau forfait, facturation détaillée).
Devancer les attentes de son public
Le marketing «prédictif» permet de deviner le comportement des consommateurs. Depuis peu, la filiale française de Sony applique cette technique à 350 000 gamins accros aux jeux vidéo, dont elle connaît les habitudes de consommation. Grâce à la méthode Chaid, un outil d’analyse, ces adolescents ont été classés en huit catégories : ceux qui devraient bientôt acheter un jeu de stratégie, ceux qui vont acquérir un logiciel de tir, etc. Première application concrète : le 4 septembre dernier, Sony France a envoyé une présentation d’un nouveau jeu de combat, Tekken 3, accompagnée d’un bon de réduction, aux 130 000 gamins les plus intéressés, théoriquement, par ce type de passe-temps. Tous les joueurs enregistrés dans le fichier clients de Sony ont reçu ce questionnaire sur leurs habitudes d’achat.
Inonder les consommateurs de bons de réduction
Cest sans doute le programme de fidélisation le plus ambitieux du moment. Quatre fois par an, le groupe Danone (LU, Evian, Kronenbourg, Blédina) envoie à 2,5 millions de consommatrices un magazine, «Danoé», et quinze bons de réduction adaptés à leurs besoins personnels. Avec l’aide de son agence de marketing direct, Wunderman Cato Johnson, le groupe alimentaire a constitué une base de données ultra-sophistiquée qui permet d’identifier 250 profils de consommateurs différents : jeunes parents, seniors, etc. Le code-barres sur chaque coupon de réduction permet de vérifier qu’il est bien utilisé. 600 000 familles qui ne réagissaient pas aux mailings de Danone ont été retirées du fichier.
Pour mieux fidéliser, les marques s’allient..
Constitution d’énormes bases de données, édition de luxueux catalogues Les opérations de fidélisation reviennent de plus en plus cher : jusqu’à plusieurs centaines de millions de francs par an. Certaines marques ont donc décidé de lancer des programmes de fidélisation multi-enseignes, dont elles partagent les coûts. Parmi celles-ci, le groupe Galeries Lafayette (grands magasins, Monoprix-Prisunic, Cofinoga) qui a créé, en 1994, Points Ciel. Ce programme rassemble 24 marques, dont Air France et Singer. Un million et demi de Français y ont adhéré : chaque fois qu’ils font leurs achats dans un des magasins membres, ils accumulent des points qu’ils peuvent convertir en cadeaux. Plusieurs programmes con-currents ont été lancés : la carte Kyriel, qui regroupe Total, la Société générale, Avis et Darty, ou le Club Avanta-ges de Shell et Casino, que devraient rejoindre Euromaster et le groupe Pinault-Printemps-Redoute
Jacques Henno