Article paru dans le mensuel Capital en mars 1996
Après une ascension fulgurante dans les années 80, Carlo De Benedetti est au bord du naufrage. Mais on ne se bouscule pas pour venir au secours de l’ex-star du business italien.
L’endettement de son groupe peut le faire tomber à n’importe quel moment» «On ne peut plus accorder de crédit à ses promesses» Depuis quelques semaines, les milieux d’affaires milanais ne cachent plus leur méfiance à l’égard de Carlo De Benedetti, le patron d’Olivetti, premier fabricant européen de micro-ordinateurs et principal actionnaire de l’équipementier automobile français Valeo.
Certes, depuis trois ans, celui qui fut longtemps une figure de proue du business italien avait perdu de sa vista. Mais, cette fois, tout le monde se demande comment, à 61 ans, il pourra rebondir, car il accumule les galères : Olivetti est dans le rouge depuis cinq ans ; la justice italienne, dans le cadre du procès sur la faillite du Banco Ambrosiano, a demandé la mise sous séquestre du capital de la holding familiale, Carlo De Benedetti & Figli ; un inconnu (peut-être Luigi Giribaldi, un homme d’affaires turinois qui a fait fortune dans les transports) ramasse des paquets d’actions d’une autre de ses sociétés holding, la Cofide, avec l’espoir d’en prendre le contrôle ; enfin, pour couronner le tout, le fringant sexagénaire aurait perdu 300 millions de francs l’année dernière en spéculant sur le dollar Dur, dur pour celui qui, il y a encore peu, prétendait incarner un nouveau capitalisme à l’européenne.
Il faut dire que Carlo avait un joli CV. Propulsé à l’âge de 34 ans à la tête de l’entreprise de son père, Rodolfo, spécialisée dans les tuyaux, il est remarqué en 1976 par Giovanni Agnelli, le patron de Fiat. Ce dernier le nomme directeur général et lui offre 6% du capital de son groupe. Ces deux hommes de caractère vont se brouiller au bout de trois mois. Carlo démissionne, mais la revente de ses actions Fiat lui rapporte 160 millions de francs de l’époque. Avec ce pactole, il met la main sur la CIR, une tannerie qui va lui servir de tremplin pour acheter d’autres entreprises. En une quinzaine d’années, l’«Ingegnere» (il est ingénieur de formation) va s’imposer dans l’informatique (il acquiert 20% d’Olivetti en 1978), l’équipement automobile (il entre dans Valeo, dont il possède aujourd’hui 28% du capital et 42% des droits de vote, via sa holding française, Cerus), la presse («La Repubblica», le deuxième quotidien de la Péninsule, et «L’Espresso», le deuxième hebdomadaire, sont passés dans son giron en 1989), la haute couture (il a détenu, un temps, 25% de la maison Yves Saint Laurent)
Début 1988, le Français Alain Minc, alors directeur général de Cerus, le convainc de lancer un raid boursier sur la Générale de Belgique, le plus gros conglomérat industriel belge. Ce coup de poker le rend célèbre dans toute l’Europe, mais il perdra la bataille au profit de Suez. C’est le début d’une longue série de déboires. Le plus coûteux sera la faillite d’une de ses banques d’affaires, Duménil-Leblé, dirigée par un autre Français, Jacques Letertre. «Mêlé à une tentative d’escroquerie en Suisse, mal géré en France et en Grande-Bretagne, l’établissement a failli ruiner Cerus et tout le groupe», explique un des adjoints de De Benedetti. Il aura fallu toute la persévérance de l’actuel responsable de Cerus, Michel Cicurel, un expert de la finance (cet énarque barriste a créé Cortal, la première banque française sans guichets), pour arrêter l’incendie. L’aventure s’est achevée en janvier dernier par la liquidation de Duménil-Leblé, après que Cerus y eut englouti, en huit ans, 3 milliards de francs. Plombée par 3,4 milliards de francs de dettes, cette holding doit brader ses participations. Depuis quelques semaines, Michel Cicurel parcourt l’Europe pour céder ses actifs espagnols, hongrois et polonais. Officiellement, seul Valeo, le joyau du groupe, n’est pas encore à vendre.
Aujourd’hui, l’Ingegnere ne vient plus à Paris qu’une fois par mois. Il passe la plupart de son temps entre Milan, siège de la CIR et de la Cofide, ses deux holdings de tête, et Ivrea, le fief d’Olivetti, au nord-est de Turin. A Milan, il prête main-forte à son fils Rodolfo, en charge des finances de la maison (Marco, son deuxième fiston, s’occupe de multimédia chez Olivetti, et Edoardo, le benjamin, a préféré voler de ses propres ailes). Rodolfo a du pain sur la planche, car la Cofide et la CIR cumulent, à elles deux, 6,6 milliards de francs de dettes ! Les banquiers refusant de garantir une éventuelle augmentation de capital, il faut vendre, là aussi, ce qui peut l’être. Du coup, on entend les bruits les plus fous à Milan. Exemple : Carlo céderait une partie du capital de «La Repubblica» à Gian Marco Moratti, le président de l’Union Petrolifera Italiana. Non seulement il recevrait du cash, mais Olivetti obtiendrait aussi le marché des décodeurs pour les futures chaînes à péage de la RAI. Explication tout italienne : la présidente de la télévision nationale italienne, Letizia Moratti, est l’épouse de Gian Marco. Carlo chercherait aussi à se débarrasser des micro-ordinateurs d’Olivetti. Celle-ci ne représente qu’un quart du chiffre d’affaires du groupe, mais elle pèse lourd dans les 12 milliards de francs de pertes cumulées depuis 1991.
C’est en fait l’avenir d’Olivetti tout entier qui est en question. Ainsi, la puissante banque milanaise Mediobanca a déjà soldé, début février, sa participation de 2%. Curieusement, c’est cette même institution qui avait mené, en novembre et décembre derniers, une augmentation de capital de 7 milliards de francs pour Olivetti. Carlo De Benedetti était lui-même allé solliciter le soutien d’Enrico Cuccia, le patron de Mediobanca. La bénédiction de cet homme de 87 ans, parrain de la finance dans toute la Péninsule, avait assuré le succès de l’opération, qui ressemble aujourd’hui à un simple sursis.
Corrado Passera, le directeur général de l’entreprise, reconnaît que tout va se jouer cette année. Déjà, il a débarqué une centaine de managers, dont Paul Zéboulon, le patron de la filiale française. Il s’attaque maintenant aux usines pour améliorer la productivité. Ce qui inquiète le gouvernement italien, Olivetti étant le principal employeur de la région. De Benedetti entretenait d’excellentes relations avec Antonio Maccanico, nommé Premier ministre le 1er février dernier. Mais celui-ci, incapable de former un gouvernement, a démissionné treize jours plus tard. Décidément, l’Ingegnere a la poisse
De notre envoyé spécial à Milan, Jacques Henno