Article paru dans le mensuel Capital en septembre 1995
Le constructeur informatique a mis cinq ans pour achever son «re-engineering» : toute l’organisation industrielle et le management ont été revus. Les résultats sont spectaculaires.
Lun entend très mal, l’autre s’exprime difficilement. Mais cela n’a pas empêché les deux «papys», invités en mai dernier à l’université de Stanford, de faire un tabac : ici, en pleine Silicon Valley, à cinquante kilomètres au sud de San Francisco, Bill Hewlett et David Packard, respectivement 82 et 83 ans, sont considérés comme des gourous du management. Ils ont fait de Hewlett-Packard, la société qu’ils ont fondée en 1939 à Palo Alto, tout près de Stanford, un modèle pour le monde entier. Spécialisés à l’origine dans les «audio-oscillateurs» (Walt Disney acheta les huit premiers pour la bande-son de «Fantasia»), ils se sont lancés, après la guerre, dans l’instrumentation scientifique, puis dans les calculatrices, avant de percer dans les ordinateurs et les imprimantes.
A la retraite depuis 1977, les deux compères surveillent de près leur entreprise. A la fin des années 80, Dave Packard, voyant la rentabilité baisser, n’avait pas hésité à reprendre du service et à chambouler toute l’organisation du groupe. Poursuivi par John Young, président jusqu’en 1992, puis par Lew Platt, l’actuel P-DG, ce «reengineering» (transformation de la société) a fait merveille. Sur les cinq dernières années, alors que les effectifs n’ont augmenté que de 8%, le chiffre d’affaires, lui, a été multiplié par deux : il devrait dépasser cette année les 30 milliards de dollars (145 milliards de francs). Autrement dit, en seulement cinq ans, Hewlett-Packard a doublé sa productivité ! Du coup, les micro-ordinateurs compatibles PC et autres imprimantes à jet d’encre qui sortent aujourd’hui de ses usines reviennent beaucoup moins cher et ne cessent de conquérir des parts de marché.
Selon International Data Corporation, une société d’études indépendante, «HP» (prononcez «hetchpi»), neuvième fabricant mondial de PC l’année dernière, pourrait devenir le sixième en 1995 et l’un des trois premiers en 1997
Pour parvenir à ce résultat, la stratégie industrielle et le mode de management ont dû être repensés. Première étape : le recours quasi systématique à la sous-traitance. Une vraie révolution culturelle. «Avant, nous faisions tout nous-mêmes, y compris nos manuels d’utilisation, se rappelle, dans son bureau d’Evry, en banlieue parisienne, Kléber Beauvillain, numéro 1 de HP pour la France. Cela nous prenait beaucoup de temps et nous revenait très cher. Or, de nos jours, ce qui compte, c’est innover très vite et au moindre coût.» Appliquant ce précepte, la firme a concentré ses forces sur la mise au point de nouvelles machines. Les autres activités ont fait l’objet d’un tri minutieux. «Chaque responsable de division a dû se demander : existe-t-il, dans le monde, une entreprise qui réussit mieux que moi dans les composants, la distribution, le service après-vente ?», poursuit, Lew Platt, le «big boss», à Palo Alto. Chaque fois que la réponse était oui, l’activité était sous-traitée à l’extérieur. Aujourd’hui, 50% du chiffre d’affaires est «out-sourced» (sous-traité).
Exemple : Ross Allen, responsable du département «imprimantes à jet d’encre», a confié une partie de ses recherches à l’université de Novossibirsk, en Sibérie occidentale. Et certains logiciels de télécommunication sont désormais écrits par International Software Operation, une SSII indienne. La réorganisation a été encore plus impressionnante dans les ordinateurs personnels. Sur quatorze unités fabriquant ces machines au début des années 90, il en reste quatre, qui assurent le montage final de composants commandés à l’extérieur. Résultat : «N’ayant presque plus à nous occuper de la partie industrielle, nous mettons au point un nouvel appareil en un semestre, contre dix-huit mois en 1990», révèle Dick Watts, vice-président du groupe et responsable de la branche «informatique individuelle».
Quatre usines de cette division ont été également parmi les premières à adopter la nouvelle organisation industrielle choisie par le groupe : le «built-to-order» (production à la commande), deuxième volet de la réforme. Avant, chaque modèle d’appareil était fabriqué en fonction de prévisions de vente, puis stocké en attendant de trouver preneur. Aujourd’hui, il n’est assemblé que lorsqu’il est effectivement commandé. Avantage : moins d’argent immobilisé inutilement et moins de personnel affecté aux prévisions ou aux inventaires. Contrainte : il a fallu réduire les temps de fabrication.
Ainsi, l’unité de L’Isle-d’Abeau livre désormais n’importe quel client européen en moins de six jours, contre dix auparavant : la ligne de production fonctionne de 6 heures à 22 heures, avec deux équipes d’ouvriers ; ces derniers ne sont plus spécialisés par type d’ordinateur mais assemblent des machines différentes (cette diversité les rend plus productifs) ; enfin, l’expédition des PC a été sous-traitée. «Nos coûts sont devenus inférieurs à ceux des usines irlandaises d’Apple ou de Dell, qui bénéficient pourtant de substantielles aides gouvernementales», calcule Pierre-Henri Paulet, responsable des opérations à L’Isle-d’Abeau.
«Ma division fonctionne comme un centre de profit, reprend son patron, Jacques Clay, un Français qui travaille au centre de recherche de Grenoble, mais qui couvre l’activité PC dans le monde entier. Le 8, je sais exactement combien j’ai gagné ou perdu le mois précédent.» Cette décentralisation, très poussée, est le troisième stade du «reengineering». Elle a commencé, en 1991, avec la suppression de deux niveaux hiérarchiques : un à la direction générale et un parmi les cadres intermédiaires. Par ricochet, 10 000 salariés (une personne sur neuf) ont dû changer d’affectation. Depuis, le «manufacturing» et la «stratégie-produit» relèvent directement des divisions. La circulation de l’information et, partant, la réactivité au marché s’en sont trouvées prodigieusement accélérées. Contrepartie : les salariés ont vu leur charge de travail fortement augmenter. Ils sont désormais sous pression.
Ce stress fait partie de la dernière phase de la réorganisation : le «laziness hunting» (littéralement, chasse à la paresse). Pete Peterson, vice-président en charge du personnel, ne cherche donc pas à atténuer cette tension. Au contraire. Il se contente de proposer quelques «mesures d’accompagnement». Des affiches placardées tout autour des coins cafétérias rappellent, par exemple, que le sport reste le meilleur antidote au stress. Consciencieusement, des dizaines d’employés font donc un footing entre midi et 2 heures, devant le siège de l’entreprise, à Palo Alto.
De retour à leur bureau, ils bossent dur. Difficile, en effet, d’engager la conversation avec ses voisins lorsqu’on est enfermé dans un «cubicle» (un espace individuel de 5 mètres carrés délimité par des cloisons d’un mètre et demi). Et, lorsqu’on lève la tête de ses papiers, le regard tombe forcément sur une horloge. Il y en a partout, y compris dans les salles de réunion. Une façon de rappeler qu’il n’y a pas de temps à perdre Surtout si l’on veut devenir «membre du Club du président», une distinction qui récompense les meilleurs éléments de Hewlett-Packard.
L’an dernier, ces heureux élus ont passé leurs vacances à Hawaii en compagnie de leur conjoint(e), tous frais payés. Pour motiver le reste de ses troupes, Lew Platt n’hésite pas à prendre le micro tous les trois mois pour annoncer le montant de la prochaine prime d’intéressement. Son message est diffusé à chaque changement d’équipe. Du meilleur effet également sur les visiteurs, et en particulier sur les candidats. L’an dernier, les trois quarts d’entre eux ont accepté l’emploi qui leur était proposé. Bonne chance
De notre envoyé spécial en Californie, Jacques Henno