«Jingle bell, jingle bell…» Dès qu’ils se mettent au travail, les robots transporteurs de l’usine n°10 d’Intel, située dans la banlieue industrielle de Dublin, entonnent cette ritournelle pour demander aux humains de s’écarter. Une touche de fantaisie qui détend les techniciens irlandais, en nage sous leur «bunny suit» à 8 000 francs pièce : une paire de botte passée sur des protége-chaussures, des gants en latex, une combinaison hermétique en GoreTex, un casque qui filtre la respiration. Ici, l’ennemi numéro un, c’est la poussière. La plus petite particule sur les puces électroniques (le «cerveau» des micro-ordinateurs) en cours de fabrication les rendrait définitivement inutilisables. Dans ces immenses «salles blanches», l’air est renouvelé et filtré toutes les six secondes, le moindre papier, bien évidemment proscrit, et la manipulation des produits, limitée au strict minimum grâce à une automatisation très poussée.
L’ensemble a coûté la bagatelle de 4,9 milliards de francs : un milliard pour la construction du bâtiment (sa structure spéciale absorbe les vibrations), 3,4 milliards pour l’achat des machines (dont la moitié provient du Japon) et 500 millions pour la formation du personnel (450 collaborateurs ont été envoyés, parfois avec toute leur famille, aux Etats-Unis ou en Israël). Inaugurée le 16 février dernier, «Fab Ten» ne tournera à plein régime que dans dix mois. Intel, premier fabricant mondial de puces électroniques, préfère prendre son temps pour le rodage de cette installation. La firme de Santa Clara (une des villes de la Silicon Valley, en Californie ) n’a pas le droit à l’erreur. A partir de l’Irlande, elle espère inonder une partie du monde en Pentium, la dernière née et la plus puissante de ses «chips». Enjeux : maintenir son avance technologique et un… quasi-monopole sur son marché.
Inventeur du micro-processeur en 1971, Intel a été choisi neuf ans plus tard par IBM pour fabriquer le «cerveau électronique» de ses micro-ordinateurs PC. Depuis, l’entreprise n’a cessé de dominer les ventes de «puces» pour compatibles PC. En 1993, sa part sur le marché mondial des «chips» a atteint, selon le bureau d’études Dataquest, 74%, contre 69% un an plus tôt. Soit très loin devant ses deux principaux concurrents, américains également, Motorola (8% du marché) et AMD (6%). Quant à ses performances financières, en pleine crise de l’informatique, elles laissent rêveurs : l’année dernière le chiffre d’affaires a progressé de 50% à 8,8 milliards de dollars (52 milliards de francs) et les bénéfices ont doublé à 2,3 milliards de dollars. Soit une marge nette de 26% ! En Bourse l’action s’envole… A la grande joie de Gordon Moore, co-fondateur du groupe, actuel chairman du groupe, et détenteur de plus de dix millions d’actions. «Il pèse un milliard de dollars !», soupire Craig Barrett, n°3 d’Intel (seulement 30 000 actions en portefeuille !).
Malgré sa fortune et son rang dans la hiérarchie, Gordon Moore, travaille, à Santa Clara, dans un bureau en tout point semblable à celui de ses 29 500 collaborateurs : un modeste «cubicle» de quelques mètres carrés. Radins, les patrons d’Intel ? «Nous tenons à maintenir nos coûts de fonctionnement les plus bas possibles», explique Craig Barrett. La prime de 165 000 francs par emploi créé accordée par Dublin n’est sans doute pas étrangère à la venue d’Intel en Irlande… Mais côté recherche et développement, les dirigeants ne lésinent pas sur les moyens. Depuis 1983, l’entreprise a consacré 4,4 milliards de dollars (dont un milliard pour la seule année dernière) à ses chercheurs. Grâce à cet effort, elle a lancé, tous les trois ans en moyenne, une nouvelle génération de micro-processeurs (les 286, 386, 486 et autre Pentium…). Pendant ce temps, la concurrence tentait d’imiter ses anciens produits…
La recette, infaillible jusqu’à présent, résistera-t-elle à l’arrivée d’un nouveau venu sur le marché, Power PC ? Développée conjointement par Apple, IBM et Motorola, cette «puce» utilise la nouvelle technologie Risc (voir lexique). Aussi rapide et puissante que le Pentium, elle représente un sérieux rival pour lui. D’autant que ses inventeurs affirment pouvoir la produire pour deux fois moins cher. Craig Barrett réfute cet argument : «A voir. Nous, nous vendons déjà des Pentium et visons 15% du marché des PC dès cette année. Motorola n’a même pas commencé la production en série du Power PC.» Les prévisions semblent lui donner raison. D’après les calculs du cabinet In-Stat, les livraisons de Pentium dépasseront les 5 millions dès cette année. Un chiffre que son concurrent n’atteindra qu’en 1996. Pourtant, certains collaborateurs d’Intel ne cachent pas leur inquiétude : «avec le Power PC, on va souffrir…»