Deux chercheurs ont passé au crible les ventes de CD, de vidéos et de livres pour voir si le concept américain de « Longue traîne » était un mythe ou une réalité.
Il y avait foule, le 24 novembre dernier, à la Cantine, le lieu de rencontre géré par l’association Silicon Sentier à Paris : journalistes, cyber-entrepreneurs et représentants du monde culturel se pressaient pour participer au débat organisé par le Deps (Département des Etudes, de la Prospective et des Statistiques du ministère de la Culture et de la Communication) et la Fing (Fondation Internet Nouvelle Génération) dans le cadre de la présentation des résultats d’une étude française sur le concept de « long tail ».
Il est vrai que la « long tail » (que l’on traduit en français par « longue traîne ») excite les esprits depuis son invention en 2004 par le rédacteur en chef du magazine Wired, Chris Anderson. Celui-ci en a même tiré un livre (« The long Tail », Hyperion, 2006), où il détaille sa théorie : le coût quasi nul du stockage des contenus numériques devrait élargir considérablement les choix proposés aux consommateurs et favoriser la vente d’œuvres tombées dans l’oubli, ou de créations peu connues du grand public, mais appréciées de quelques spécialistes. D’un point de vue économique, il estime même que quelques ventes d’un très grand nombre de ces produits peu connus pourraient représenter un marché aussi important que celui des très importantes ventes réalisées par quelques best-sellers. Ce que quelques-uns ont résumé d’une méchante formule : « si le XXème siècle a été le marché des hits, le XXIème siècle sera le marché des bides. »
S’agit-il d’un rêve ? « Nous aimerions tous que la longue traîne existe et qu’elle produise les effets annoncés par Chris Anderson, rappelle Daniel Kaplan, délégué général de la Fing. Mais c’est tellement intéressant que beaucoup de gens se sont demandé si c’était vrai ? » Or, malheureusement, peut-être moins d’une dizaine de chercheurs à travers le monde ont tenté de vérifier empiriquement la théorie de Chris Anderson. Citons, entre autres, Erik Brynjolfsson, au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et Anita Elberse, à Harvard.
Les résultats de l’étude menée par Pierre-Jean Benghozi, directeur de recherche au CNRS et professeur à Polytechnique, et Françoise Benhamou, économiste, professeur à Paris XIII et chercheur au CEPN (Centre d’Economie de Paris Nord) étaient donc très attendus. De leurs examens des ventes de livres, de CD et de vidéo, ils ont tiré trois conclusions principales. Premièrement, sur Internet, il existe bien un lien assez fort entre les hits et la longue traîne (plus il y a de best-sellers, plus on peut proposer de produits dans la longue traîne) ; du coup, ce sont les produits du milieu (ni hits, ni bides) qui souffrent le plus. Deuxièmement, il existe plusieurs types de longue traîne, selon les produits et les périodes de l’année. « Par exemple, à Noël, l’effet longue traîne est atténué par le mode de sélection des produits opéré par les consommateurs à ce moment de l’année, détaille Pierre-Jean Benghozi. A Noël, il s’agit surtout d’offrir des cadeaux : les acheteurs, ne connaissant pas les goûts des personnes à qui ils vont faire des présents, se focalisent sur les hits, pour ne pas prendre de risque. » Enfin, l’effet longue traîne doit être provoqué, en particuliers grâce aux « mécanismes des sites en ligne affichant, pour un titre donné, les titres similaires choisis par les internautes » (ce sont par exemple, les fameuses recommandations d’Amazon : « Les clients ayant acheté cet article ont également acheté… »).
Un sérieux bémol, cependant, à la validité des résultats de cette étude : elle n’a porté que sur la vente de biens matériels (« vrais » disques, « vrais » livres, « vrais » DVD…) et non pas sur la vente de biens dématérialisés. Or, dans le livre de Chris Anderson, il est clair que la longue traîne ne portera vraiment ses fruits que dans une économie entièrement numérique.
« Il est évident que cette étude est à la charnière entre deux mondes : le monde physique et le monde numérique », reconnaît Philippe Chantepie, chef du Deps. « Avec ce genre d’études, on est juste en train d’ouvrir la boîte noire de la longue traîne », résume Daniel Kaplan.
Et les professionnels, qu’en pensent-ils ? « Faute de temps, je n’ai pas pu assister à la présentation des résultats de cette étude, mais la longue traîne est un concept que je suis depuis ses débuts, commente Pierre Gérard, co-fondateur, en janvier 2005, de Jamendo.com (dans lequel le fonds d’investissement Mangrove Capital Partner a pris une participation), un site de musiques « libres, légales et illimitées », proposées par des auteurs talentueux, mais inconnus. Il est clair que la numérisation et Internet permettent de monétiser des contenus qui ne pouvaient pas l’être auparavant. Mais pour les auteurs et les créateurs qui sont dans la longue traîne, celle-ci ne fournira jamais que des revenus complémentaires : la queue de la comète, ce sont beaucoup de petits revenus… » Et comment Jamendo peut-il en vivre ? « Nous voulons essayer d’intégrer ces musiques dans des compilations qui seront vendues sous formes de flux professionnels : musiques pour salles d’attente, restaurants, cafés… »
En cela, Jamendo rejoindrait une des autres conclusions de l’étude française sur la « long tail » : « Le concept marche mieux si on ne cherche pas à vendre des titres à l’unité, mais si on les propose dans une offre globale, sous forme d’abonnements ou de forfaits », acquiesce Pierre-Jean Benghozi. Au moins, sur ce point, praticiens et théoriciens de la longue traîne se rejoignent.
Jacques Henno (article paru sur Vnunet.fr le 4 décembre 2008)