Voyage sur la planète IBM : chez les rebelles de San Jose, en Californie.

Article paru dans le mensuel Capital en juin 1993

A San Jose, au coeur de la Silicon Valley, une filiale d’IBM approvisonne le groupe en disques durs. Mi-1993, ses dirigeants s’essayaient aux nouvelles règles de gestion édictées par Big Blue : réduction massive des effectifs, autonomie financière, obligation de vendre les produits à d’autres constructeurs informatiques…

Du temps de sa splendeur, IBM faisait venir ses clients du monde entier pour leur montrer cette usine dernier cri. Installé au pied des collines de San Jose, à une heure et demie de voiture au sud de San Francisco, l’établissement possédait même plusieurs pavillons pour loger ses visiteurs. Aujourd’hui, ces maisons ont été revendues, l’usine emploie des salariés mexicains, des «Chicanos», moins chers, et IBM ne s’appelle plus IBM mais Adstar !
Depuis décembre 1991, cette entité regroupe toutes les activités de Big Blue touchant aux disques durs et autres lecteurs de disquettes, indispensables à la bonne marche d’un ordinateur central ou d’un PC. Une réorganisation voulue par John Akers, alors président du géant informatique. Les mauvaises langues affirmaient que c’était le prélude à la revente pure et simple de ce canard boiteux. Une rumeur à laquelle le nouveau chairman d’IBM, Louis Gerstner, n’a pas mis un terme, loin de là. Fin avril, il a filialisé Adstar en bonne et due forme et désigné un nouveau P-DG, Ed Zschau. Cet ancien «congressman» et «venture capitalist» possède un impressionnant carnet d’adresses, fort opportun pour une éventuelle mise aux enchères En tout cas, une telle perspective ne semble pas déplaire aux 15 000 salariés de la «boîte», répartis dans quinze usines. «Beaucoup de gens ici n’ont qu’une hâte, devenir une société totalement indépendante d’IBM», prévient Robert Scranton.
Cet homme de 40 ans dirige les laboratoires de recherche d’Adstar depuis un an et demi, après quatorze années passées chez IBM. Visiblement, il supporte de moins en moins bien les «blue suits»  les «costumes bleus», vieux surnom des IBMeurs qu’il a remis au goût du jour pour désigner les hommes de la direction centrale. Particulièrement visée, la façon «trop coûteuse» dont ces derniers gèrent les sureffectifs.
L’an dernier, pour supprimer 1 300 postes, Adstar a dû se plier à leurs contraintes. Seuls des départs volontaires étaient autorisés, accompagnés d’indemnités généreuses, comparées aux habitudes américaines : deux semaines de salaire par année d’ancienneté. Résultat, le premier exercice financier d’Adstar s’est soldé par une perte de 265 millions de dollars pour un chiffre d’affaires de 6,1 milliards de dollars.
Robert Scranton ne cache pas que ces restructurations vont s’accélérer : «Plusieurs usines vont fermer leurs portes.» Du coup, les pressions sur les employés susceptibles de partir en préretraite se font de plus en plus insistantes. «J’ai passé de merveilleux moments dans cette maison, mais je crois que je ferais mieux d’ouvrir un restaurant avec ma femme», constate, particulièrement amer, un cadre présent chez IBM depuis plus de dix ans.
A long terme, la stratégie des dirigeants d’Adstar passe par la recherche de nouveaux débouchés, seule solution pour s’affranchir définitivement de la tutelle de Big Blue. Pour l’instant, IBM absorbe 93% de la production de sa filiale. Le reliquat est commercialisé, avec sa bénédiction, auprès d’autres constructeurs informatiques. L’entreprise affiche de solides ambitions sur ce marché, puisqu’elle espère y réaliser 1,2 milliard de dollars de chiffre d’affaires à l’horizon 1994, trois fois plus que l’an passé. Quitte, s’il le faut, à mettre sa maison mère dans une situation délicate.
«Dernièrement, IBM a dû retarder la commercialisation de ses nouveaux mainframes à cause d’Adstar : les disques de stockage n’étaient pas au point, révèle Jo Cohen, consultant informatique. San Jose avait préféré s’occuper de son développement externe.» Un comportement que Robert Scranton justifie sans peine : «Notre challenge n’est plus de conserver le leadership technologique, mais de pouvoir rivaliser avec les prix et la notoriété de nos concurrents directs : le japonais Hitachi ou les américains DEC et Hewlett-Packard.»
A la sortie de l’usine, un poste de télé allumé en permanence débite toutes les deux heures la même émission. C’est le journal interne d’IBM, un programme de communication mis en place fin 1991 pour garder une certaine homogénéité à l’ensemble de l’«empire». A San Jose, plus personne ne le regarde.
De notre envoyé spécial, Jacques Henno

La Silicon Valley savoure sa revanche

Article paru dans le mensuel Capital en juin 1993

Hewlett-Packard, Apple et Sun, qui avaient osé s’attaquer à IBM jubilaient. Alors que la crise n’en finissait pas, ils affichaient une santé insolente.

Plus IBM va mal, plus nous sommes heureux !», lance Wim Roelands, un des vice-présidents de la compagnie Hewlett-Packard, avant de s’esclaffer. Une réaction très courante, ici, en pleine Silicon Valley, lorsque l’on évoque les malheurs du numéro 1 mondial de l’informatique.
L’an dernier, pendant que Big Blue s’enfonçait dans le rouge, les entreprises de la région se sont largement maintenues à flot. Apple, l’enfant terrible de Cupertino, s’est payé le luxe de réaliser 530 millions de dollars de bénéfice, 70% de mieux qu’en 1991. Plus au nord, à Santa Clara, Intel, fabricant de semi-conducteurs, a dégagé des profits de 1 milliard de dollars (18% de son chiffre d’affaires !).
Installé à Moutain View, Sun Microsystems, pourtant fortement chahuté sur le marché des stations de travail, a réussi à limiter les dégâts avec 173 millions de bénéfice net, en recul de «seulement» 8%. Et, les quelque 3 000 entreprises «high tech» qui travaillent entre San Francisco et San Jose ont toutes les raisons de rester optimistes.
Ces PME (80% des sociétés de la «Vallée» emploient moins de 50 salariés) disposent d’un savoir-faire pratiquement unique au monde dans le domaine de l’électronique et de l’informatique, accumulé en un demi-siècle. L’histoire de la Silicon Valley démarre au milieu des années 50. L’inventeur du transistor, William Shockley, monte sa «boîte» aux environs de San Francisco. En 1957, sept de ses ingénieurs claquent la porte et créent une entreprise concurrente, Fairchild. Ils mettent au point le premier circuit intégré : une petite pastille de silicium («silicon» en anglais, d’où le nom de la région) qui supporte des diodes et des transistors. Une première étape dans la miniaturisation des ordinateurs.
Nouveau bond en avant en 1971, lorsque la société Intel invente le microprocesseur, un circuit intégré capable de se livrer à quelques calculs. Désormais, il suffira d’assembler plusieurs de ces «puces» pour bricoler un «computer» à peine plus gros qu’une vulgaire machine à écrire. Il faudra attendre 1977 pour que deux enfants de la Californie, Steve Wozniak et Steve Jobs, exploitent pleinement cette découverte en mettant sur le marché l’Apple II.
Nouvelle avancée technologique en 1980, lorsque Scott McNearly met au point la première station de travail et fonde Sun Microsystems à Mountain View. Ses ordinateurs de bureau superpuissants vont tailler des croupières aux «mainframes» d’IBM. Les premières années, la firme d’Armonk ignore superbement ce concurrent. Résultat, aujourd’hui, Sun détient 39% du marché des stations de travail, IBM à peine 6% ! «Dans cette industrie, vous ne pouvez survivre que si vous faites fi des habitudes et restez en constante évolution», résume Bill Raduchel, vice-président de Sun Microsystems, en bras de chemise et sans cravate (la seule tradition que la maison ait maintenue depuis ses débuts !).
Toutes ces innovations n’auraient pas été possibles sans un environnement intellectuel et financier exceptionnel. Chaque année, Stanford et Berkeley, deux universités très réputées, forment des centaines d’ingénieurs. Les meilleurs peuvent entrer au laboratoire de recherche de Xerox, à Palo Alto. Ceux qui désirent exploiter leurs «trouvailles» n’auront aucun mal à dénicher de l’argent. Tous les ans, 2 milliards de dollars se déversent sur la Silicon Valley sous forme de capital-risque.
Un vieux sweat-shirt noir passé sur un jean élimé, un air d’éternel étudiant, Marc Porat incarne le type même de l’entrepreneur californien. Diplômé de Stanford en 1976, il a roulé sa bosse un peu partout avant de rejoindre Apple en 1988 pour travailler sur un nouveau produit : un appareil de poche destiné à l’échange de données.
«Nous ne pouvions pas mener seul ce projet, raconte Marc Porat. Avec la bénédiction de John Sculley, le chairman d’Apple, je suis parti en 1990 et j’ai créé General Magic.» L’idée était de donner naissance à une société indépendante, capable de fédérer autour de son berceau toutes les bonnes fées de la high-tech. Apple, bien sûr, mais aussi AT&T, Matsushita, Motorola, Philips et Sony ont répondu présent. Mais à chacun son métier.
General Magic met au point de nouveaux modes de communication. Les grandes «surs» en développent les futures applications grand public. «General Magic illustre la nouvelle organisation de l’industrie informatique, explique Garth Saloner, professeur de stratégie à Stanford. Il y a dix ans, une entreprise comme IBM pouvait faire tout, depuis les « puces » jusqu’aux grands systèmes. Aujourd’hui, chaque société doit se spécialiser sur un métier, quitte à acheter ailleurs les technologies dont elle a besoin. Cette hyperspécialisation permet de réagir plus vite.»
Sentant le vent tourner, Intel n’a pas hésité l’an dernier, par exemple, à stopper net trois de ses projets et à réaffecter 200 ingénieurs sur d’autres travaux. C’est à ce prix qu’elle garde son avance sur des concurrents pourtant aussi puissants que les japonais Nec, Toshiba ou Fujitsu. «Auparavant, il nous fallait près de cinq ans pour mettre au point une nouvelle « chip ». Aujourd’hui, moins de trois ans», calcule Claude Leglise, directeur du marketing chez Intel.
IBM aura du mal à suivre le mouvement. Depuis l’année dernière, la compagnie tente pourtant de commercialiser les «puces» qu’elle réservait jusque-là à son seul usage. Diagnostic d’un «venture capitalist» de San Francisco : «Si IBM devait mourir de sa belle mort, l’establishment américain laisserait faire. Désormais, tout le monde sait que les entreprises de la Vallée pourront dépecer le cadavre et assurer la relève.»
De notre envoyé spécial, Jacques Henno