Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?

Article paru Page 2 – LE MONDE – daté du Mardi 3 septembre 1985

Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?


Dans la nouvelle génération, les créateurs sont portés par la vague. En France, ils hésitent à créer une affaire et restent à l’abri de sociétés bien établies

par JACQUES HENNO (*)

En théorie, tous les clignotants semblent au vert pour que notre génération, toutes formations confondues, soit une des plus entreprenantes de l’après-guerre. Pour nous, le défi ne sera pas de reconstruire la France après un conflit mais de faire naître une France de l’après-crise; « crise », mot que nous ne cessons de lire et d’entendre depuis notre enfance, réalité à laquelle nous nous sommes adaptés mais non pas soumis.

Oppressée par ce poids, cette génération a, paraît-il, volonté de se battre et de se réaliser. Et quelle plus belle réalisation pour ces jeunes que de créer une entreprise, encouragés par des pouvoirs publics à la recherche de toute solution au chômage, et éclairés par des exemples venus des Etats-Unis ? Réaliser son ego en imitant ses modèles américains et tout en rendant service à la collectivité est désormais possible en France. Qu’on se le dise ! C’est d’ailleurs ce qu’a écrit Paul Thibaud dans Esprit (1) : « L’esprit d’entreprise où Schumpeter voyait l’essence du capitalisme, mais dont il déplorait l’impopularité rédhibitoire, semble avoir trouvé pour la première fois un écho culturel et une vraie base de masse, d’origine imprévue mais plus prometteuse, moins coincée culturellement, moins aigrie, plus sûre peut-être que ne l’étaient jadis les petits boutiquiers, une base de masse jeune et séduisante, californienne par les désirs et les rêves

Vers les idées conventionnelles

Reste à définir cette « masse jeune et séduisante » : faut-il la chercher parmi les 28 % des 15 à 24 ans qui sont au chômage en France, parmi les étudiants des facultés et universités ou parmi les élèves des grandes écoles de commerce et autre? Réputés brillants, formés à la gestion moderne, habitués à côtoyer les nouvelles technologies, ces derniers devraient pouvoir réaliser facilement les prétendues aspirations de leurs contemporains. S’ils ne le font pas, ils devront endurer les remarques des hommes politiques et des journalistes, qui se chargeront ainsi d’exprimer les reproches de la nation envers une élite ayant tout pour réussir dans la création d’entreprises. Les responsabilités de cette prétendue élite sont lourdes en terme de lutte contre le chômage : ayant eu la chance de poursuivre des études, n’avons-nous pas une dette à l’égard de ceux de notre âge qui sont sans emploi ? C’est ce que semblait dire Jacques Fontaine, commentant un sondage effectué auprès des élèves des classes terminales des grandes écoles d’ingénieurs et de gestion : « France, voici tes jeunes gens, sans doute brillants, mais plutôt immatures, davantage attachés à la satisfaction de leur ego qu’à l’exercice des solidarités. Il n’est pas sûr qu’ils soient les battants inquiets, les hargneux généreux dont tu as aujourd’hui le plus besoin (2). »
Ce sondage montre un retour de cette portion de la jeunesse française vers les idées conventionnelles, la grande entreprise, le bonheur familial et un certain rejet des projets aventureux ou des grands dévouements, ce qui semble donner raison à Raymond Barre. Cependant ils ont à leur défense le « recentrage » ambiant de la population française, l’attrait des salaires offerts par les sociétés importantes, un mythe du cadre supérieur qui n’est pas mort et un discours pour le moins condescendant envers la création d’entreprises tenu au sein même de leur établissement : « Créer, ce n’est pas sorcier, mais HEC va plus loin, elle se pose le problème de la relève des dirigeants d’entreprise (3). »
Peut-être y a-t-il là le début d’une vérité, à savoir que ces jeunes ne sont pas assez modestes pour daigner se mouiller dans la création et en affronter les risques. La solution pour l’économie française serait donc bien d’utiliser leurs compétences pour conseiller les véritables créateurs d’entreprises, et remplacer les dirigeants. Quant à leur imagination, elle trouvera peut-être à s’exprimer dans ce que les Américains dénomment 1’« intrapreneur-ship », c’est-à-dire la possibilité d’entreprendre et de créer au sein des grandes sociétés (4). Cela semble une manière efficace de récupérer l’individualisme créatif dont nous faisons, paraît-il, preuve et que des compagnies françaises (le groupe Lesieur, par exemple) commencent à prendre en compte.
Des études ont montré que les créateurs d’entreprises qui avaient le mieux réussi souffraient tous ou avaient tous souffert d’un déséquilibre psychologique dans leur vie (5). Sans doute faut-il voir là le véritable élan nécessaire à toute création économique, plutôt qu’un passage dans les écoles de commerce françaises, écoles qui, du fait de l’âge de leurs élèves, sont des lieux d’études avant d’entrer sur le marché du travail et non, comme leurs équivalents nord-américains, des occasions de réflexion sur une précédente expérience professionnelle : notre système favorise la compréhension plutôt que l’expérimentation. Or qu’est fonder une entreprise si ce n’est essayer ?

(*) Etudiant.
(1) Numéro de décembre 1984.
(2) « A quoi rêvent les futurs manageurs ? », l’Expansion 21 juin-4 juillet 1985.
(3) Propos tenus par Robert Papin, responsable de l’option – entrepreneurs d’HEC et rapportes par Hélène Crie dans « Des étudiants au service des créateurs », Défi n° 17.
(4) « Here The Intrapreneurs », Time, 4 février 1985. Un des plus fameux exemples d’« intrapreneurship » est le développement de l’ordinateur personnel d’IBM au sein d’une division autonome spécialement créée à cet effet.
(5) A. David Silver, « The Entrepreneurial Life », New-York, John Wiley and Sons, 1983.

«Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?» Le Monde Mardi 3 septembre 1985
«Entreprendre pour son compte ou pour les grandes firmes ?» Le Monde Mardi 3 septembre 1985